Dans les faubourgs de Lat Kradang, près de l’aéroport de Suvarnabhumi. Le Nest hôtel est posé sur une dalle de ciment qui sert également de parking. L’ensemble des commodités a été bâti sur ce rectangle dur, piscine, terrasse, cabines de toilettes, abri pour vélomoteurs et séparé d’un modeste mur de briques de la voie du train qu’empruntent des convois tonitruants. La sirène de la locomotive diesel retentit, juste après les chambres tremblent. En surplomb de la petite table où nous buvons de la bière, haut dans le ciel, le métro aérien. Il glisse vers la station relais de Makkasan et le centre de Bangkok. Sur les trois autres côtés du Nest hôtel, d’où son nom, des bassins où nagent des milliers de tortues.
Mois : janvier 2014
Abu Dhabi
Sous cloche à Abu Dhabi. La salle d’attente de l’aéroport, circulaire, encombrée, ventilée, propose de la nourriture américaine aux voyageurs décalés. Ici se côtoient saoudiens en robe et sikhs ahuris, anglais ivres et routards en sandale. Un cauchemar. Un monde dans lequel il ne vaudrait pas la peine de vivre. Quatre heures d’attente. Le moment venu, nous nous acheminons pour l’embarquement. Voici un long couloir. A l’horizon un caisson lumineux indique la première des portes. A vue d’oeil, il n’est pas plus gros que mon pouce. Entre deux piétinent cinq cent personnes, peut-être mille. En sens inverse, un tapis roulant. Il est arrêté. Entre notre file et le tapis, des garde-chiourmes. Leur tâche est de dissuader les resquilleurs. Comme l’attente se prolonge et que certains passagers risquent de manquer leur vol, ils remontent le courant en hurlant les noms des destinations appelées. Si billet en main vous avez la chance d’être éligible, les gardes vous aident à passer la barrière. Vous avez alors la priorité. Au bout de l’attente, la douane. Il y a longtemps que nous ne savons plus l’heure. D’ailleurs lea architectes ont bien travaillé: ils n’ont pas jugé utile de construire des fenêtres. Lorsque nous atteignons enfin le contrôle, on nous pousse sans nous fouiller vers une salle d’attente identique à la première. Une coupole au carrelage de mosquée. Le caisson lumineux que je prenais pour un numéro de porte est maintenant au-dessus de ma tête. Il s’agit d’une publicité pour la Formule 1. Dans ce genre de situations, le mieux est de rentrer en soi. Ne plus parler, ne plus penser et se montrer de la plus grande politesse. Tout autre attitude est dangereuse.
Mara
A bord de ce même avion, fille étrange, à la fois repoussante et sensuelle, qui me rappelle en tout Mara. Elle quitte le siège où l’hôtesse l’a placée, se love en chien-de-fusil sur deux sièges libres, se couvre, s’endort. Réveillée, elle réclame du café, de l’eau, un croissant. Elle n’est pas arrogante, mais naturelle. Le monde lui appartient, inutile de le revendiquer. Maintenant elle se maquille, sort d’une trousse plusieurs pots de crème, enduit son nez, ses pommettes, masse son menton. Elle a un visage plein de caractère, presque félin. Une sorte de vie instinctive. Croisé avec ses vêtements de bourgeoise et la petite fourrure qu’elle porte autour du cou cela produit un effet ambigu. Lorsqu’elle en a fini avec les crèmes, elle se touche les pieds. Plus tard, lorsque je la regarde, elle se tient droite, le regard lumineux, mais a les jambes grandes ouvertes. Et à Abu Dhabi, alors que nous attendons au milieu de mille passagers, elle dépasse la foule et dira avec un tel naturel au gardien qui l’arrête “mais enfin, que se passe-t-il ici?”, qu’il la laissera passer.
Elephants
Promenade dans La Chaux-de-Fonds après le repas chez Marie Gaulis. Excellent Thomas Bouvier! Vêtu d’un manteau rouge en laine d’Ecosse il marche dans les allées glacées du petit parc zoologique que nous visitons. Il y a quelques années, suite à sa première visite, il a adressé une lettre à son directeur. Il s’y inquiétait de l’état de santé de l’éléphant.
- Cet homme bien disposé, comprenant mon inquiétude devant les allées et venues incessantes du pachyderme, m’a expliqué qu’un éléphant devait parcourir chaque jour son content de kilomètres sous peine de perdre la santé et de mourir.
Ce qui me rappelle un autre éléphant, exhibé dans une cage du zoo de Hanoï en 1990, celui-là entravé et fou.
Présentation
Libraire du Boulevard à Genève. Présentation d’easyJet. Qu’un lecteur se déplace, consacre du temps, s’intéresse au sujet qui m’a retenu me paraît improbable. Pourtant quinze personnes attendent que je prenne la parole. Paradoxe de la situation, elles n’ont pas lu le livre. Si je sais les convaincre de son intérêt, elle l’achèteront. Mais que peut dire un auteur? Il a écrit. S’il avait quelque chose à ajouter, il aurait fait des phrases. Au fond je n’aime ni lire ni écouter. Lorsque vient mon tour de prendre place sur une chaise, face à un écrivain, je n’ai qu’une pensée: fuir. Ou alors discuter. easyJet étant un texte didactique, le dire à haute voix n’aurait d’ailleurs aucun sens. Ce que j’ai fait valoir. Mais maintenant il me faut le présenter, et c’est encore pire. La situation se répète le lendemain à La Chaux-de-Fonds. Thomas Bouvier lit des passages de America Lonely. L’écriture est belle, introspective, musicale. Quand vient mon tour, j’ai la gorge nouée. La seule échappatoire serait de théoriser, de tenir le discours sur le low-cost pour acquis et de le pousser dans ses retranchements. Une solution de facilité et une forme de mépris. Alors je manie les effets de publicité, la redondance et les anecdotes, tout en me promettant de ne pas recommencer l’exercice lors de la parution des prochains livres.
Déchetterie
A la déchetterie des Neigles, sur les bords de la Sarine. La BMW est chargée. C’est peu dire. Une palette et demie de brochures. Une demi-tonne de papier. La carrosserie paraît surbaissée. Je descends Varis, emprunte le pont de Zaehringen, rejoint la basse-ville avec prudence, lenteur. A l’entrée du site, une barrière et un gardien. La même fonctionnaire de voirie qu’à Noël. Ce jour-là, j’étais arrivé par un chemin de forêt, le seul autre point d’accès, privatif, étroit et interdit, de sorte que le personnel du site avait défilé devant le véhicule pour évaluer ma prouesse.
- Vous êtes arrivé par la rue de Morat! Mais… vous savez que c’est impossible?
La même fonctionnaire disais-je, cheveux courts, visage ronde d’une paysanne, gestes masculins. J’abaisse la vitre. Elle considère les liasses de brochures neuves.
- Qu’est-ce que c’est?
- Des magazines.
Elle vérifie. Ce sont des magazines.
- Et de quoi traitent-ils?
Sans perdre mon aplomb, quoique surpris:
- De la vie étudiante.
Elle réfléchit.
- C’est bon.
Aux Etats-Unis, il y a quatre ans, en route pour Las Vegas, la même histoire à la douane de l’aéroport de Los Angeles.
- Ce sont vos enfants?
- Oui.
- Montrez-les.
- Les enfants, regardez le Monsieur!
- Et votre femme?
- En Suisse.
- Que fait-elle en ce moment?
Photographie
Etan aimerait photographier mon visage déformé par l’effort pendant les sorties à vélo, les entraînements de course, de boxe, de Krav Maga. Outre la gêne qu’une telle démarche ne peut manquer de susciter à l’intérieur du groupe dès lors que le regard du photographe distingue l’un de ses membres, elle réintroduit la conscience dans une activité qui vaut d’abord par l’oubli de soi.
Train de nuit
De retour par le train de nuit au départ de Genève. Suffisant pour juger de la dégradation de notre société. Du haut de la cabine de la locomotive le conducteur invective un noir que les policiers encadrent. Cris, insultent, parades, bêtise. En enfilade les wagons. Les passagers campés devant les portes prennent parti ou se plaignent du retard. Ambiance détestable. La rame s’ébranle avec vingt minutes de retard. Les voyageurs vont debout, des casques sur les oreilles, ivres, hagards. Il n’est pas minuit. Une fille m’apostrophe. C’est Garance. Cheveux noirs coupés courts, grain de beauté sur la lèvre, ton hystérique. Elle parle pour tout le wagon. Et c’est à moi qu’elle s’adresse. A son côté un psychiatre. Bonhomme courtaud habillé d’un costume gris. Peut-être le directeur de la ménagerie. Il ne pipe mot. D’ailleurs c’est impossible: Garance occupe la scène. En vue de Nyon, d’une voix d’outre-tombe il dit:
- Nous pourrions nous revoir si tu veux bien.
Et ajoute:
- C’est sympathique.
Puis il marque une pause et demande à Garance son numéro de téléphone. Voilà, j’ai compris, nous sommes dans une pièce de Ionesco.
Le psychiatre descend. Mais il semble qu’il ait oublié quelque chose. Il revient sur ses pas. Un groupe d’adolescents le bouscule. Les yeux sur Garance, il me serre la main. Un homme poli. Hélas, des places assises se sont libérées : Garance m’entraîne vers le bout du wagon. Une autre femme se joint à nous. Des fesses massives, un corps lourd enfermé dans un manteau de feutre à capuche. Elle s’installe contre moi. Une avalanche. Et entreprend d’expliquer qu’elle garde son petit-fils au domicile de sa fille.
- C’est une fatigue, mais une fatigue!
Comme Garance, elle hausse la voix. Gênante promiscuité. Qui ne semble gêner personne. Quand mes deux voisines sont à cours de ressources, elles me demandent ce que je fais là. Garance explique que je suis écrivain. Alors la dame vante les mérites du livre de S. Elle ne l’a pas lu, mais le livre a reçu un prix la veille. Je connais S. Un Malien, clandestin, venu à Genève il y a six mois. Au même moment, la dame:
- Il est Malien, mais enfin maintenant il est genevois.
Serait-elle égyptienne du simple fait qu’elle nous a dit être allée en vacances à Hurgadha?