Train de nuit

De retour par le train de nuit au départ de Genève. Suff­isant pour juger de la dégra­da­tion de notre société. Du haut de la cab­ine de la loco­mo­tive le con­duc­teur invec­tive un noir que les policiers enca­drent. Cris, insul­tent, parades, bêtise. En enfilade les wag­ons. Les pas­sagers cam­pés devant les portes pren­nent par­ti ou se plaig­nent du retard. Ambiance détestable. La rame s’ébran­le avec vingt min­utes de retard. Les voyageurs vont debout, des casques sur les oreilles, ivres, hagards. Il n’est pas minu­it. Une fille m’a­pos­tro­phe. C’est Garance. Cheveux noirs coupés courts, grain de beauté sur  la lèvre, ton hys­térique. Elle par­le pour tout le wag­on. Et c’est à moi qu’elle s’adresse. A son côté un psy­chi­a­tre. Bon­homme cour­taud habil­lé d’un cos­tume gris. Peut-être le directeur de la ménagerie. Il ne pipe mot. D’ailleurs c’est impos­si­ble: Garance occupe la scène. En vue de Nyon, d’une voix d’outre-tombe il dit:
- Nous pour­rions nous revoir si tu veux bien.
Et ajoute:
- C’est sym­pa­thique.
Puis il mar­que une pause et demande à Garance son numéro de télé­phone. Voilà, j’ai com­pris, nous sommes dans une pièce de Ionesco.
Le psy­chi­a­tre descend. Mais il sem­ble qu’il ait oublié quelque chose. Il revient sur ses pas. Un groupe d’ado­les­cents le bous­cule. Les yeux sur Garance, il me serre la main. Un homme poli. Hélas, des places assis­es se sont libérées : Garance m’en­traîne vers le bout du wag­on. Une autre femme se joint à nous. Des fess­es mas­sives, un corps lourd enfer­mé dans un man­teau de feu­tre à capuche. Elle s’in­stalle con­tre moi. Une avalanche. Et entre­prend d’ex­pli­quer qu’elle garde son petit-fils au domi­cile de sa fille.
- C’est une fatigue, mais une fatigue!
Comme Garance, elle hausse la voix. Gênante promis­cuité. Qui ne sem­ble gên­er per­son­ne. Quand mes deux voisines sont à cours de ressources, elles me deman­dent ce que je fais là. Garance explique que je suis écrivain. Alors la dame vante les mérites du livre de S. Elle ne l’a pas lu, mais le livre a reçu un prix la veille. Je con­nais S. Un Malien, clan­des­tin, venu à Genève il y a six mois. Au même moment, la dame:
- Il est Malien, mais enfin main­tenant il est genevois.
Serait-elle égyp­ti­enne du sim­ple fait qu’elle nous a dit être allée en vacances à Hurgadha?