Mois : février 2013

A mesure que nous vieil­lis­sons, nous devenons plus rus­tres, nous relâ­chons un peu notre dis­ci­pline, et, dans une cer­taine mesure, nous ces­sons d’obéir à nos meilleurs instincts. Mais nous devons être tatil­lons à l’ex­trême quant à notre rec­ti­tude ().
Hen­ry David Thore­au, in La vie sans principe.

Une des mes tâch­es con­sis­tait à fournir á l’édi­teur des pho­togra­phies des maisons où ont été pris­es entre 1977 et 2010 les notes fig­u­rant dans 45–12, retour à Arava­ca. Je m’y suis appliqué de mon mieux, étab­lis­sant une liste des maisons pour n’en oubli­er aucune, cher­chant dans les albums, les coupures de jounaux et, pour ce qui de la rési­dence d’Am­bas­sade de La Havane, auprès du Min­istère des Affaires Etrangères, puis des héri­tiers de l’ar­chi­tecte dont le fonds est à l’U­ni­ver­sité de Berke­ley-Cal­i­fornie avant d’ap­pren­dre que c’est mon père qui avait volé les doc­u­ments. Main­tenant que le livre est paru depuis deux jours, je vois que j’en ai oubliées au moins qua­tre: le Monastère des Capucins de Seyssel (j’ai dû l’ou­bli­er volon­taire­ment pour n’avoir pas à aller le pho­togra­phi­er), l’ap­parte­ment de la la Plaza Xuquer de Valence où nous avions démé­nagé à vélo de Suisse pen­dant l’été 1991 avec le pro­jet d’ou­vrir un bar en Espagne, la turne de la cité Dinu Lipat­ti de Chêne-Bourg où je vivais au début des mes études, en 1986, l’ap­parte­ment de Pul­ly où la grande-tante (ain­si nom­mée, mais que je n’avais jamais vue) venait de mourir et enfin, plus étrange, puisque j’ y ai passé une par­tie de mon ado­les­cence, la vil­la du chemin des Fleurettes sous la gare de Lau­sanne où je pas­sais l’essen­tiel de mon temps assis sur un bord de toit à regarder vers le car­refour et le parc de Milan.

Gide racon­te qu’en 1944, lorsque les Alliés entrent dans Tunis, on ne voit plus aucun arabe dans les rues: tous, dit-il, s’é­taient mis au ser­vice des Allemands.

Je relâche la volon­té et voici la mal­adie: assaut de la fatigue, fièvres, délire. La nuit se lève sur le Golfe. C’est habituelle­ment l’heure de s’en­dormir à bord de l’avion pour l’Asie. La com­pag­nie annonce un retard. Un heure. Puis une autre. D’ailleurs pas d’avion en vue. Et au pan­neau des départs des annu­la­tions. Du jamais vu dans cet aéro­port à l’é­cart des grands cir­cuits. Après trois heures et demie d’at­tente, l’an­nonce d’embarquement. Un jeune homme s’est rasé la tête et saigne. Il est agité, vif, désagréable. Il adresse la parole aux pas­sagers. Fait les cent pas, fait les ques­tions et les répons­es. Je m’éloigne, il se rap­proche. Des bus se gar­ent devant la halle. Demi-heure. Je monte, Gala suit, et le rasé. Puis un groupe d’in­di­ens malvoy­ants. Ils sont cabossés, peut-être infirmes, comme nous tous ils sont las. Un petit ven­tru à grosse tête retire ses san­dales. Le jeune rasé lui dit de se chauss­er. Ça pue, dit-il. Lubie, humil­i­a­tion facile. Ses cama­rades, au lieu de vol­er à son sec­ours, l’en­fon­cent: tu pues! Le jeune rasé fait par­ticiper les pas­sagers du bus. Il croise mon regard. Il déca­pu­chonne un fla­con de Bleu de Chanel et par­fume l’in­di­en, puis lui dit le prix du par­fum: 80 Euros le fla­con. Enfin instal­lé dans mon siège j’avale un som­nifère. Quand je me rèveille, j’en avale un autre. Lorsque nous débar­quons á Suvarn­ab­hu­mi j’ai de la peine á marcher. Dif­fi­cile exer­ci­ce de la déc­la­ra­tion d’im­mi­gra­tion. Les cas­es flot­tent. Ensuite je bois de la bière. Grosse erreur. Le som­nifère se trans­forme en drogue. Nuit pénible au BS Hotel. Réveil en plein soleil. Tout-à-l’heure il faut pren­dre l’avion pour Den­pasar or je viens de con­stater qu’il part de l’an­cien aéro­port de Mong Duong.

Pour réus­sir, me dis­ais-je, il faut avant tout à se com­porter comme si l’on avait réus­si et ne rien dire qui puisse faire croire le con­traire. Et dans la nuit, voici mon rêve: tous de noir vêtus, élé­gants et droits, les qua­tre hommes de la famille sont réu­nis, mon père, mon oncle, mon frère et moi-même. A nous regarder ain­si, pas de doute, nous sommes d’âge moyen, bien mis, sérieux et nous avons réus­si. Au bout d’un silence je me tourne vers les autres:
- Il y a un prob­lème, nous n’ex­is­tons plus, per­son­ne ne nous remarque.

A Kuta Bali dans un hôtel pour jeunes idiots aus­traliens. A demi-nus, des bidons d’al­cool dans les bras, ils bronzent leurs tatouages et fument dans la piscine. Des écrans téléviseurs passent des clips de leurs héros: de jeunes idiots améri­cains à demi-nus qui dansent des bidons d’al­cool dans les mains.

Sur le vol pour Abu Dhabi deux hommes d’af­faire. Ils se ren­dent au Qatar. Sur place ils ont 48 heures pour con­stru­ire une pati­noire olympique dans le jardin d’un client. La météo annonce 40 degrés. La semaine précé­dente ils organ­i­saient une récep­tion en Bir­manie pour l’op­posante An Sang Su Ki.

L’en­vol pour l’Asie est prévu pour dimanche soir, il pleut, je suis malade, le livre sort demain et Mon­a­mi télé­phone: sor­tons! Aupar­a­vant, il me faut aller à Genève. Olof­so opérée du pied boîte. Luv a une audi­tion de théâtre au pont de la Coulou­vrenière. Je roule deux heures, passe dépos­er des affich­es au bureau, prend la file des frontal­iers en direc­tion de Satigny, embar­que la famille, dépose Olof­so et Luv, gare la voiture au bureau, rejoins le lieu de l’au­di­tion avec Aplo. Textes embry­on­naires de Gérald Chevro­let dans une salle exiguë, enfants ser­rés entre un piano élec­trique et un xylo­phones, à qui l’on a rien appris: ni à se présen­ter, ni à se mou­voir, ni à par­ler dis­tincte­ment. Mis­ère générale de l’é­cole sans autorité. La pau­vre Luv a deux répliques à dire. Au milieu de ce naufrage, un quatuor d’ado­les­cents inter­prète du Mozart avec génie: on croirait de la Güggen­musik. Nous lev­ons le camp. Retour à Satigny puis acci­dent sur la bretelle de Lau­sanne et pluie tor­ren­tielle. Blo­qué une demi-heure au-dessus de Mon­treux. La fiévre est mon­tée, je grelotte. Et bien­tôt, plus d’essence. Au tun­nel de la Gruyères, je rem­plis. Mon­a­mi a pris hôtel à Fri­bourg. Il attend. J’ap­pelle plusieurs fois, lui dis mon avance­ment. Il est près de 22 heures lorsque je com­mande la pre­mière canette de bière dans la salle à boire de l’Hô­tel Elite, en face de notre apparte­ment. Pres­sion tiède au milieu d’un groupe de noirs. Clients et serveur. A minu­it, sous une pluie bat­tante, Mon­a­mi insiste pour que je l’amène à la voiture et lui mon­tre ma nou­velle arme. Le lende­main, le temps de pré­par­er le sac à dos, deux tablettes, deux télé­phones, un appareil-pho­to, un cahi­er, la corde à sauter, un T‑shirt, et nous par­tons pour Genève. Je bloque la res­pi­ra­tion, avale un cachet, ne pas être malade avant dimanche soir. Mon­a­mi a loué une cham­bre d’hô­tel aux Pâquis. La récep­tion­niste, française, étrangère demande la réser­va­tion, la preuve de paiement, les passe­ports, les dates de nais­sance et enfin le lieu de la nais­sance.
- Cela ne fig­ure pas sur les papiers d’i­den­tité.
- Ordre de police.
Puis elle se met en devoir de nous expli­quer les vis­ites de la ville.
A 17 heures, à la Fonderie Kugler — prés des anciens locaux que nous util­i­sions dans l’U­sine squat­tée — pour le vernissage de 45–12, retour à Arava­ca. Présen­ta­tion amu­sante de Stéphane Fretz, vente de livres, ver­rée, con­cert. A minu­it, la tête dans l’é­tau, la gorge prise, après avoir mangé une piz­za rue Carl Vogt dans un restau­rant de jeunes mal­heureux, je me couche. Dimanche, seul dans al cham­bre des Pâquis, état sec­ond, vis­age fripé, tête grosse. Mon­a­mi vient de pren­dre le train pour le Valais.
Je suis atten­du à 15 heures à Lau­sanne pour une séance de pho­togra­phie. L’avion pour Bangkok est à 20 heures. Plus que quelques heures. Puis je me reposerai. J’ap­pelle Gala. Six jours qu’elle n’a pas quit­té l’ap­parte­ment de Fri­bourg.
- Je ne viens pas, je suis trop fatiguée, pars seul.

Guerre en Syrie. Réfugié sous un pont éboulé d’Alep. Les com­bat­tants tirent, les familles pro­tè­gent leurs enfants. Soudain une défla­gra­tion. La panique s’empare des hommes. Une fumée verte dans le ciel. Les gaz! Je m’en­gouf­fre dans le pre­mier bâti­ment et cours. Une fab­rique de plâtre. Des tas de poudre blanche fer­ment les couloirs. Il me faut un chif­fon, un foulard, un mou­choir, quelque chose à ser­rer con­tre la bouche et le nez mais tout est mac­ulé de craie. J’at­teins une vaste salle dont le sol est jonché de fusils-mitrailleurs. Je ramasse un Uzzi, le charge, gagne une meur­trière.
- Com­ment savoir qui est qui?
- Tu deman­des avant de tir­er, me dit un com­bat­tant.
- Et au lieu de te répon­dre, l’autre te tue…
- Exacte­ment.

La démoc­ra­tie aujour­d’hui — comme on dirait à l’en­fant qui joue au sable, si tu con­solides tes pâtés ils ne crain­dront pas les marées.