Pour mon plus grand bonheur Jean-Claude Michéa fustige dans le chapitre final de son Orwell, anarchiste tory, le travail systématique de légitimation du capitalisme par les sociaux-démocrates dans l’Europe de l’après-guerre, collaboration qui dés les années 2000 s’apparente pour moi à une complicité ouverte avec la bourgeoisie nihiliste dont elle obtient une sorte de mandat: faire passer auprès du peuple autant de réformes qu’il sera nécessaire pour refermer la parenthèse démocratique.
Mois : février 2013
Un jour dans deux cent ans certains prétendront qu’à 75 km de la côte musulmane de la Thaïlande des Suédois en nombre promenaient leurs enfants dans des poussettes Volvo et consommaient du yogourt hollandais livré chaque matin par avion — mais il n’y aura personne pour le croire. Nous avons affaire ici à l’élaboration d’un mythe proche de celui qui établit les Vikings comme primo-conquérants des Amériques.
Passionnante lecture que donne Hadot dans son discours inaugural au Collège de France de la position respective de la théorie et de la pratique dans les écoles philosophiques grecques. Le système n’est jamais clos, seul importe la constitution d’un compendium de pensées qui ordonneront l’action de façon à transformer le quotidien en expérience philosophique. Très éclairant pour mon projet de philosophie exploratoire: organisation de débat autour de lectures partagées en vue de dévoiler le problème (dans ce cas la construction de l’ensemble politique à partir de l’intériorité). La théorie aurait ici un statut proche de celle qu’impute Hadot aux Grecs, après quoi l’expérience de chacun servirait de laboratoire vivant opposable au régime aberrant de notre société (avec cet avantage que, si la société interdit le laboratoire, elle prouve sa nature opprimante et attirer l’oeil du commun sur l’utilité de l’expérience en tant que variante du modèle unique).
Retourner à Bangkok? Voler sur Rangoon? Les vacances vont nous échapper. L’anglais est en cuisine. L’oeil embué, il confectionne une omelette. Je l’interroge. Bonne vieille méthode: on espère obtenir une réponse différente à force d’insistance, mais non: Koh Lippe is not the place you’d want to be these days. Gala propose Trat. Je lui montre la carte: Trat est à l’opposé, séparé de Satun par le golfe de Thaïlande. Et puis le nouvel-an chinois est sans frontière, comme sont les chinois. Alors nous prenons un minibus en compagnie d’un policier à la retraite qui transporte des bidons d’huile de bain, puis louons deux motards qui nous amènent au port de Pak Bara et embarquons sous la pluie à bord d’un bateau rapide pour Tarutao et Lippe ett sur la plage principale Gala, rattrapée par le virus indien, tombe malade.
Bloqués dans un faubourg de Satun, la capitale de province du sud thaïlandais. Hôtel de commerce douteux, muezzins, et, piège supérieure, nouvel-an chinois. Nous trouvons une pension de bois construite en surplomb d’un jardin que déparent des bananiers. Chambre bleue, jaune et verte, lit à baldaquins, vitrines en teck, la propriétaire indique par ces choix que nous avons élu domicile dans une “guesthouse and art café”. J’enfile les tampons, je me couche. Gala sort. Un Anglais vit là. Originaire de Manchester, la cinquantaine, crâne de maton, l’oeil embué d’alcool, le sourire gentil, la courtoisie toute britannique. Mais difficile à comprendre. De Genève, il connaît le red district. De Satun, il dit: il y a une rue du massage. Je lui demande ce qu’il fait là. Regard vague, pas de réponse. Satun — c’est un peu comme si je décidais de limiter ma visite de la Suisse à Moudon. Vous travaillez? Il esquisse un geste. “Non”. J’en conclus qu’il a dû lui arriver malheur dans une vie précédente, mais mon état ne me permet pas de poursuivre la conversation (toujours le contrecoup indien), et je me range dans le fond du jardin avec une bouteille de Chang. Gala rapporte des nouvelles dont celle-ci: inutile de se rendre sur Koh Lippe, c’est nouvel-an chinois, les îles sont prises d’assaut.
Nuit sans sommeil par suite d’une intoxication alimentaire. Ce séjour est maudit. Moi qui vais sans prudence et n’ai jamais à en souffrir. Pourtant, depuis que j’ai voyagé en Inde, je sais qu’au lieu de laver les plateaux d’aluminium dans lesquels ils versent les currys à l’eau vive les hindous se contentent de les torchonner.
Atterri à Penang dans la soirée. Comme pour Jogjakarta, où nous venons de passer quatre jours, sentiment que la ville a peu changé depuis ma précédente visite dans les années1990: quartiers de commerce hollandais en ruine colonisés par les chinois, centre commerciaux posés sur des terrains vagues, parcs adossés au chenal, indiens dans le rôle des parents pauvres. Tout de même, je ne ne pensais pas revoir autour de Malioboro street, l’artère centrale de Jogja, ces grappes de tricycles tout usage qui, le service terminé, servent de domicile, à leur conducteur. Fortement sollicités par les locaux qui les empruntent pour quelques roupies leur vétusté est inexplicable: la plupart tanguent plus qu’ils ne roulent contraignant les bus et camions à piler sur les freins. Pour un occidental confronté à une obsolescence accélérée des objets du quotidien (et plus encore en Suisse où l’on donne à l’Afrique nos moyens de transports publics peu après l’étrenne dans le seul but de fournir en travail les fonctionnaires qui auront la tâche d’en commander de neufs), ce progrès arrêté est surprenant. Rien de tel en Thaïlande (sauf peut-être dans le sud) ou au Vietnam, ce qui amène fatalement á se poser la question de l’influence de la religion — musulmane à Java et en Malaisie — sur le régime technique.
Traversée éreintante sur Java. Stationné en plein soleil le bus attend une heure et demie moteur allumé. Quand je vais aux renseignements, on me dit “bientôt”. Je suis debout depuis minuit, il est dix heures, il va être midi quand un chauffeur s’avance jusqu’au bus. Le voyage commence, mais d’abord il faut sortir de Denpasar, et la route est saturée. Puis viennent les collines. Sept heures de bus. Au port, personne ne descend, un bac appareille, un autre s’immobilise, le bus se glisse dans son ventre. Les passagers restent dans leurs sièges, je vais sur le pont. Gros courants dans le détroit. Gala récupère sa valise, le bus reprenait déjà la direction de Malang. Nous avons nos billets pour cette même ville, où nous n’avons jamais songé à nous rendre. Mauvaise compréhension. 100’000 roupies gaspillées. A Banyuwangi, sur le port, l’officier d’immigration envoie son adjoint nous chercher. Il exige une déclaration. Celle-ci consiste à contresigner son livre et à écouter les quelques mots de français qu’il a appris. L’homme est d’une gentillesse confondante. Perdu au fond de sa cahute, inutile, il ferait presque pitié, mais je transpire à gros bouillons et ne tient pas debout. J’ai réservé un hôtel. Il n’y en a qu’un. Le chauffeur de taxi n’en jamais entendu parler. Le site internet indiquait ” Plus que deux chambres, dépêchez-vous de réserver!” Il n’y a qu’une chambre à l’hôtel Bella Vista et les derniers occupants y ont dormi au mois de septembre — nous sommes en février. Le personnel se met aussitôt à l’oeuvre pour réparer l’air conditionné. Je dis que nous nous contenterons du ventilateur. Gala part avec le chauffeur acheter des antibiotiques. Le ventilateur s’arrête. Je m’endors. Le sommeil est si profond que j’ai de la peine à en sortir. Il fait plus de 40 degrés. La chambre est en hauteur, au bout d’une échelle, sous un toit de palme. La vue est double: sur la mer et sur les camions. Un jardinier coupe les arbustes au ciseau, des gamines demandent si nous voulons manger au restaurant. Nous voulons bien. Elles expliquent que le restaurant, c’est elles. Nous commandons un riz. Elles reparaissent bien plus tard avec du riz. La cuisine est dans une villa moderne des années 1960 qui devait appartenir à l’un des ambassadeurs de la jeune Indonésie indépendante. Le salon est plein d’objets et de photographies ayant appartenu à cette noble famille. Plus tard arrive un homme qui se présente comme le manager. Il n’y a plus de places dans le train du lendemain pour Surabaya. Il nous y emmènera en voiture. Le matin, les jeunes filles demandent si nous voulons un petit-dèjeuner. Elles se mettent à quatre pour fabriquer des toasts et une omelette. Personne n’a vu le manager. Je demande qu’on lui téléphone. On me répond “oui”. Je demande si on a téléphoné au manager. On me dit qu’on va lui téléphoner. Soudain il est là, nous montons à bord d’un pick-up. Assis le long de la route les macaques de Pahuran nous regardent passer la tête dans les mains. Huit heures plus tard nous sommes à Surabaya.