Mois : janvier 2012

Lec­tures à la librairie du Rameau d’or. Arrivé avec retard par suite d’une infor­ma­tion erronée sur le lieu de la soirée je con­tourne les vit­rines pleines de livres. L’écrivain qui lit debout pour l’au­di­ence me tourne le dos. Mon va-et-vient attire les regards des per­son­nes assis­es. Enfin j’aperçois C, la représen­tante de l’Age d’homme. D’un signe j’es­saie de faire com­pren­dre que je vais dîn­er et reviendrai. Lorsque je reviens en com­pag­nie d’un cou­ple d’amis, il ne reste qu’un auteur, le libraire, deux ama­teurs et C. Nous gagnons un autre restau­rant. Six à table, puis sept. Ma capac­ité d’é­coute est vite frus­trée. Les dia­logues sont lents. Ils ne dis­cu­tent pas, ne débat­tent pas, ne fusent pas, ils traî­nent. Il ne mon­tent pas en inten­sité, ils s’ac­cor­dent. A ma droite l’un  des auteurs. Il présen­tait son roman. Regard per­du, présence non­cha­lante. S’il s’ex­prime sur l’écri­t­ure, c’est sans entrain. Peu d’én­ergie, peu d’ex­pres­sion. Phras­es sans méti­er, répliques molles. J’é­coute à droite, à gauche, j’é­coute le bout de table, je reviens à l’au­teur. Qui boit en silence. Oui, il ne reste qu’une option, boire. Pour se couper de cette demande pres­sante d’un dia­logue vif où jouer du fleuret. Ce que je fais. Je com­mande un tournée, èuis une sec­onde et une troisième tournée. La bière est tiède. Songe à , comme dit  Dans Le cré­pus­cule des idol­es Niet­zsche fustige la bière. Elle est repon­s­able de l’e­sprit grossier des étu­di­ants d’Alle­magne Aplatisse­ment des nerfs, qual­ités qui s’é­moussent, je préfère les imputés  àa lachimie qu’à la démo­bil­i­sa­tion de l’e­sprit. Et encore, il me sem­ble que je me noie avec trop de lenteur. Une heure, deux. Quand c’est fait, que je suis asez pâteux pour n’avoir plus toutes mes fac­ultés de répar­tie, les gens se sépar­ent, vonj se couch­er, et je demeure seul.

Le car­ac­tère, qui est une force, amène à con­tr­er les ten­dances assim­i­la­tri­ces de la société dont le but avoué est de détru­ire l’indépen­dance de ses sujets. Mais ces manoeu­vres d’as­sim­i­la­tion  ne sont pas con­trées sans recours à une néces­saire agres­siv­ité, laque­lle, bien­tôt organ­isée sous la forme d’un recours per­ma­nent, génère dans le sujet une méchanceté fondamentale.

Les enfants dressent le cou­vert. Pour faire face à cette oblig­a­tion, ils la trans­for­ment en jeu. “On dit qu’on est dans un restau­rant”. Pour l’adulte, c’est l’ar­gent qui joue ce rôle. Le tra­vail, avec les peines qu’il impose, est sub­limé dans la représen­ta­tion de l’ar­gent. Celui-ci ouvre sur un monde de pos­si­bil­ités. Et si l’ar­gent pro­duit par notre tra­vail est en quan­tité insuff­isante, son épargne per­met aux plus mal lotis de spéculer sur la sat­is­fac­tion de leurs désirs. Ce faisant le méti­er est trans­for­mé en tra­vail: cal­culé en fonc­tion de l’ar­gent, il devient en effet quelconque.

Jan­vi­er, zone indus­trielle de Vernier à l’aube — un jeune homme en bermudes marche à grands pas lisant L’âge de l’ac­cès de Rifkin, livre que je recon­nais à sa cou­ver­ture tan­dis que je suis blo­qué dans l’embouteillage.

Avant qu’ils ne nais­sent je dis­ais de mes enfants, à qua­torze ans je les lais­serai libres. Dan un peu plus d’un an Arto aura cet âge et je vois dans quels chemins ils se four­voierait si je fai­sais comme j’ai dit, ados­sant ses vues à d’autres gamins mieux aguer­ris mais pas plus clair­voy­ants. Cepen­dant, sur le principe, je ne change pas d’avis. La lib­erté de s’ou­vrir à la société devrait com­mencer à qua­torze ans. Par cet exem­ple, la dis­tance entre ce qu’on croit juste et ce qu’on fait est bien mesuré.

C’est bien tard que j’ai com­pris la nature femelle de la femme. D’ailleurs, il est incom­préhen­si­ble. Le charme serait rompu et il n’y a nul signe qu’il se rompe. Aupar­a­vant je le voy­ais par moment comme on ver­rait en eau vive briller le dos d’un pois­son qui se tourne.

Sur ma table de nuit un ours en peluche sor­ti d’un car­ton que mon frère remuait dans la ferme de famille et qu’il allait jeter. C’est, enfant, l’ours que j’ai gardé le plus longtemps avec moi. Il ne m’a pas été acheté, je l’ai reçu de ma grand-mère. Aupar­a­vant, il avait dû appartenir à mon père ou à mon oncle. Il est élimé, son muse­au a été déchiré et recousu. Je l’ai posé sur la table de nuit et il n’en a plus bougé. Un psy­ch­an­a­lyste s’empresserait d’en tir­er des con­clu­sions ravies et si je lui dis­ais que c’est le fait du hasard, il rétor­querait qu’une telle chose n’ex­iste pas.

Alors me vient l’idée d’écrire pour les enfants un livre. De quoi il trait­erait? Je l’ig­nore. En aucun cas de morale. De sur­croît, il aurait une util­ité rel­a­tive, étant don­né qu’ils ne le liraient qu’une fois adultes, prop­bable­ment à l’âge où l’on se met en tête d’écrire un livre pour ses enfants.

Le jour de la mort de Fran­co, un homme pris dans un groupe de badauds déclare au jour­nal­iste suisse Jacques Pilet avec fierté et vin­dicte: ici, c’est l’Es­pagne, vous autres européens, vous ne pou­vez pas com­pren­dre ce que ça veut dire. Il eut fal­lut en rester là plutôt que de pro­mou­voir de fauss­es valeurs uni­ver­sal­istes et noy­er dans l’in­dif­férence au seul prof­it des tech­nocrates les par­tic­u­lar­ités nationales.

Fal­lait-il avoir l’e­sprit de sac­ri­fice, être pleine­ment femme donc, pour être fémin­iste — car à quoi bon per­dre autant pour gag­n­er si peu?