Traversée heureuse de l’Auvergne pour échouer en soirée dans Libourne, ville entée sur le vignoble où j’espérais trouver sans encombres un “Hôtel de France” afin de se reposer des péripéties des derniers jours, avocats, juges, banques, garages (suite à la vente des mes parts dans la société d’affichage) pour m’apercevoir, une fois de plus que cette France-là n’existe plus, qu’elle est grise, noire, misérable, défaite jusque dans ses campagnes. Elle mérite si peu d’être visitée dans ses régions vivantes; pourquoi est-elle aussi pleine? A minuit, épuisés, trempes comme des soupes (il fait trente degrés), après avoir été refusés par les huit établissements rencontrés le long de la route, nous atterrissons dans la chambre en plastique d’un B&B de la banlieue de Cénon qu’une assistante robotique nous ouvre à distance au moyen d’un code a dix chiffres.
France
Neuf heures de route pour rejoindre Gala à Hyères sur la Côte-d’Azur. La température a baissé de quelques degrés. Il fait plus de trente. La route de montagne qui traverse la vallée d’Aspe est en travaux, les caravanes allemandes et hollandaises gagnent les Pyrénées et l’Andalousie, un camion de foin puis un semi-remorque chargé de Mercedes m’obligent à rouler au pas. A midi, je dois appeler le notaire qui visera l’accord sur mon retrait de l’entreprise. L’heure tourne, je n’avance pas: il est midi, midi trente, je suis à Idron, à Ousses, à Soumoulou, la bande-son que j’ai préparée refuse de tourner sur la stéréo, un dernier titre de Folk sur le disque dur portable puis c’est l’enregistrement d’une émission de la RSR sur Retour à Aravaca 12–45 datant de 2010, impossible d’en sortir. Quant au téléphone, il est neuf (démoli le précédent la semaine passée en Valais comme je faisais une roulade de Krav Maga) donc sans contenu. Arrivé à Saint-Gaudens, j’achète un sandwich à l’oeuf, reprend la route, avant de s’engager sur l’autoroute me gare, appelle Gala, lui demande d’ouvrir ma messagerie, de vérifier la boîte de réception, elle n’y parvient pas. Je veux brancher ma wi-fi de bord hongroise, cela ne marche pas, je m’énerve, je mange, je calcule, je re-calcule et je crains le pire: il reste une demi-heure pour réclamer la suspension de l’assemblée générale de l’entreprise convoquée pour le lendemain à Neuchâtel au cas où je ne reçois pas de proposition de rachat de mes parts. Or, pour savoir si une telle proposition a été soumise, il me ouvrir la messagerie, il me faut du réseau. Je rappelle Gala, explique la procédure, transpire dans la voiture, m’énerve, renonce. Dans une station-service des alentours de Tarbes, je branche l’ordinateur, obtiens la lettre, appelle l’avocat de Genève, remballe, reprend la route. A vingt heures, vers Crau parmi des milliers d’automobilistes, puis dans le long embouteillage qui chaque soir à l’heure de pointe bloque le tunnel de la “traversée de Toulon”.
Epoque
“Dans les conversations sur la cruauté de nos jours, on se demande souvent d’où viennent toutes ces forces démoniaques, ces écorcheurs et ces meurtriers dont personne pourtant ne devinait l’existence au sein de notre peuple. Et cependant, ces forces y existaient en puissance comme la réalité le prouve maintenant. La nouveauté, c’est qu’elles deviennent visibles et qu’en se donnant libre cours elles peuvent nuire aux hommes. Cette mise en liberté est notre œuvre et notre faute commune; en rompant nos propres liens, nous les avons déchaînées. Et nous n’avons guère le droit de nous plaindre si le malheur nous frappe aussi dans nos vies individuelles.” Ernst Jünger, Journal de Paris, 1943.
Anticipation-fin
Stanislas Lem, Van Vogt, Zamiatine empruntent à l’imaginaire pour dresser devant nos yeux des mondes-obstacles. Burroughs (la Révolution électronique), Kaczynski ou Dantec s’insurgent contre l’aliénation psychologique par la subversion; les derniers hérauts de lignée tentent aujourd’hui de décrire depuis l’intérieur (pris dans sa glu) le monde-obstacle. L’imagination est au service des devenirs statistiques du modèle qui a écrasé l’imagination. Les derniers mots des écrivains seront “non, non…”, puis tout deviendra — faute de possibles — réel.
Occupation
Ne rien faire. Demeurer assis. Remplir son verre. Se rasseoir. Fixer l’écran, écouter de la musique répétitive, fixer le mur de pierre, s’étendre et se rasseoir. Se représenter cet avantage : le téléphone est coupé, personne n’envoie de mail, personne ne frappe à la porte. Se représenter un calendrier vierge. Il flotte devant les yeux. Je repère des cases, des dates, des semaines, des mois, je coche ici, je souligne là. Apparaissent les projets d’écriture, un essai, un autre essai, une fiction (toute réelle), travaux à commencer dès la fin de l’été, à poursuivre pendant l’automne, jusqu’à l’hiver, et déjà je me vois de retour où je suis en cet instant, assis devant l’écran, assis face au mur, loin de toute personne, loin de tout, content.
L’Amour
Evola apporte les premiers numéros de la revue dirigée par Frédéric Pajak, L’Amour. Fasciné par les illustrations et peintures (toiles magnifiques de Sylvie Fajfrowska, de Chantal Petit), les textes — longs de trois cent pages — mettent mal à l’aise. Réfléchis, volontaires, travaillés, ils sont ennuyés et ennuyeux. Parce que j’imagine que pareillement, lorsque j’écris, j’ennuie. “Inutile”, devrais-je ajouter. Qui peut être ou n’être pas sans que cela n’y change rien. Est-ce l’effet d’une revue qui n’a pas de programme révolutionnaire ni de projet esthétique? D’une revue qui juxtapose des textes dont les intentions et les styles diffèrent? Le numéro 2 de la revue affiche un thème: “Contre l’actualité”. Cela ne change rien. Même juxtaposition. Et un effet pervers: les auteurs se mettent à parler d’actualité. Or, sidérés comme que nous le sommes tous, cessant d’être auteurs, ils racontent alors des petits vies qui ressemblent aux petites vies de tous les hommes et femmes que broie notre société. La question est donc: que faudrait-il écrire? D’abord, il ne faut pas. Ensuite, toute personne qui écrit avec sérieux sait que cette question n’a pas de sens. Ce qu’on peut, voilà ce qu’on écrit. Prioritairement ce qui nous intéresse. De fait, l’écrivain ne peut écrire avec énergie et profit (en vue d’obtenir quelques lecteurs) que sur les sujets qui s’imposent, les sujets qui le démangent, les sujets qui lui permettront de se connaître. Fin de la question — l’écrivain n’a pas le choix. Ainsi l’on pourrait dire: la revue invite à un exercice antinaturel. L’écrivain se demande ce qu’il pourrait faire. Las de se le demander, il trouve une parade. La parade étant une parade, l’ennuyé produit de l’ennui. Tout de même, je suis mal à l’aise. La question demeure: peut-on donner quelque chose de soi, quelque chose d’honnête, à une revue ?