Personne ne me dit ce que je dois faire pour vivre, c’est à dire ne pas mourir, boire, consommer, manger, ne pas consommer, parce que personne à cent kilomètres à la ronde ne répond au téléphone dans les dispensaires, cabinets, hôpitaux. Si, ce matin au bord du gouffre de Biniés, juste avant que je ne plonge dans la zone blanche, j’ai appelé un numéro glané sur une page internet et une standardiste a répondu: “c’est trente-quatre Euros ou quarante-huit Euros le rendez-vous chez le cardiologue, que préférez-vous?”. M’est égal, ai-je fait, j’ai une assurance toute-puissante. “Bien, je vous inscris?”. C’est alors que j’ai appris par la standardiste que je pouvais payer après quoi ce serait à moi d’appeler un cardiologue pour prendre rendez-vous à ce prix. “Monsieur…?”, s’est enquis la standardiste qui ne m’entend plus. “Madame, j’ai tout essayé, ai-je expliqué, personne ne répond. Avez-vous au moins une cardiologue à me recommander à Saragosse “. A quoi l’aimable standardiste a répondu: “je ne suis pas dans votre région, je ne connais personne.” Donc j’ai raccroché, j’ai rallumé le moteur de la camionnette, j’ai plongé dans la fosse, j’ai atteint Piedralma, la rivière une fois de plus débordait, je me suis déchaussé, j’ai emprunté le pont pieds nus et sur la porte de la caravane d’Evola figurait ce mot: “je suis à Puente, peux-tu fabriquer les moules en carton pour les supports de plaques solaires”.
Paralchimie
Essai passionnant quoique parfois incompréhensible de Jean Roudaut sur Pinget (Le vieil homme et l’enfant). L’auteur aime les litotes et les ellipses ou peut-être est-ce mon inintelligence devant une finesse de propos qui exige plus que de la culture de l’érudition. N’en demeure, les rapports critiques qu’il établit entre les œuvres justifient l’effort de lecture. Puis il y a la glorification de la langue. Cet absolu de l’art littéraire dont on sent que l’essayiste a la religion et qui nous rappelle que nous existions ainsi, par le travail des mots, avant de succomber au régime des images.
Traversée
Le vide. Encore et encore. Surtout à partir de Valdepeñas, lorsque le plateau de la Manche prend des airs de socle sableux. Il y a bien des collines, mais elles semblent suspendues aux nuages telles des cloches dans le lointain juste pour créer un fond de décor. Le vide, à la limite le néant car ce que l’on voit, on le voit et on le revoit tant le paysage est constant dans ses apparitions. Je ne peux dire à quel point cela m’enthousiasme. Une respiration. Un lieu où l’esprit peut voler, virevolter, devenir. La Suisse a un poids. Un poids terrible. Tout y est vertical, arcbouté sous le ciel, épais et ombreux. Un poids de fatigue. Je n’aime pas conduire, mais il y a un certain plaisir à circuler dans le vide. A quinze heures, je suis à Esquivias, village du pourtour de Madrid, province de Tolède. L’hôtel surplombe un giratoire qui évoque une empreinte d’O.V.N.I. En contrebas, au bout d’un kilomètre de terre dure, des séries de villas silencieuses, une usine en démolition, une promenade de trois réverbères. Il fait déjà nuit lorsque je m’y hasarde. Les mamans discutent devant les poussettes, un ouvrier me salue comme si nous étions camarades. A l’épicerie, je demande un sachet pour emporter la bouteille de bière. La vendeuse l’air honteux : “ils sont payants.”. Mon lit mesure 2,10 de large; c’est dire la taille de la chambre. Le lendemain, passé le périphérique M50, à nouveau le vide, couleur rouge et or cette fois, dans les vallées de Calatayud. J’atteins Agrabuey en fin d’après-midi, la neige commence de tomber.
Journal d’Inconsistance
“Ce n’est peut-être pas le talent qui fait l’écrivain, mais le refus d’accepter la langue et les idées toutes faites. Je crois qu’au début, on est tout simplement bête, plus bête que ceux qui n’ont pas de mal à comprendre. Alors on se met à écrire comme pour se rétablir d’une grave maladie, pour maîtriser sa folie — ne serait-ce que le temps de l’écriture.” Imre Kertész, Journal de Galère.
Le monde d’hier
Retour à la bien-aimée, film de 1979 avec Isabelle Huppert, Jacques Dutronc, Bruno Ganz. La gare SNCF a une porte que l’on peut ouvrir et fermer, le salon où se déroule le drame un tourne-disque et son amplificateur. Dutronc, l’ex-mari pianiste demande à Ganz le mari médecin: “combien de disques avez-vous?” Lequel répond: “Trois cent? Je ne sais pas”.