Tandis que je parle au téléphone avec Aplo, une tortue passe devant mes pieds. Elle porte son nom sur la carapace.
Hôtel Jardin
Endormi, je rêve que je suis dans la chambre d’hôtel – j’y suis en effet – je la vois telle qu’elle se présente depuis le lit, vestibule, salle de bains, court bureau. Quand une porte s’ouvre. Je me réveille. Dans le noir je cherche quelle porte a pu s’ouvrir, si elle est bien ouverte. Aucune porte ouverte, d’ailleurs il n’y a pas de porte de ce côté de la chambre.
Route
De Barranquilla a Rodadero, interminable champ d’ordures. Les maisonnettes en carton forment sur le côté droite des lotissements gris sable. La vie se joue au ras du sol. A l’arrière-plan, dans les lagunes, cabanes de pêcheurs sur pilotis reliées par des pontons de planches. Les enfants marchent devant eux, la démarche molle, comme s’ils allaient tomber. Même le terrain de football (un tous les cinq cent mètres) est jonché d’ordures : bouteilles sèches, sacs plastiques, seaux en charpie. Du côté gauche, c’est l’Océan et le vent.
Direction Santa-Marta
LM me donne rendez-vous à l’aube. Il prendra le premier bus. A Bogota déjà il dormait peu et même moins, trois heures par nuit. Si je me levais, je le trouvais assis derrière la porte de ma chambre, dans le noir, à mâcher du bois doux ou un morceau de cigare. Mais voilà, il va mieux. Depuis qu’il a les cheveux coupés, depuis que nous sommes dans les Caraïbes il « voit » comment résoudre son problème de terrain à Vanga (un faubourg de Santa-Marta) et il a pris rendez-vous avec le chef de la communauté indigène, l’architecte municipal et quelques frappes locales (au besoin), la solution est en vue, ça va. « Donc on se voit à 5h00 au bus? ». Évidemment non. Je suis en vacances et d’ailleurs ce cauchemar qui est de se lever tôt, je l’ai chassé de ma vie. Aussi lui dis-je de partir devant et après le petit-déjeuner (éternel oeufs-arepa) je me rends à la centrale des Berlinas Marbella près de Getsemani, monte dans un mini-bus pour Barranquilla. Nous longeons la côte de Cartagena, filons entre des terres marécageuses défrichées pour recevoir des tours d’habitation (boîtes d’allumettes posées sur des aplats de mousse), nous roulons droit devant, parallèle aux vagues grises qui battent ce désert quand mon téléphone sonne. LM part prendre le bus, il est midi. Cinq heures plus tard je descends juste avant Santa-Marta, à Rodadero, agglomération de gratte-ciels bâclés en bord de mer et dors à l’hôtel Jardin dans un bungalow entouré de tortues.
Cartagena-Manga
En chemin je m’arrête chez Urquiel pour prendre de la bière. Assis devant l’échoppe, là où j’ai regardé le match Colombie-Uruguay la veille, un touriste blond. La mâchoire volontaire, T‑shirt de sport, il tient en laisse un pitbull bien nourri. L’homme se lève, me tend la main, dit son prénom, ce côté direct, américain. A peine avons-nous échangé deux phrases, il veut mon numéro de téléphone. Et me demande où je vis. Lui vit ici. Il ajoute : “je suis de Seattle mais je vis à Cartagena depuis huit ans”. Puis je réalise qu’« ici » veut dire « dans la rue ». Il se met à tapoter sur le minuscule clavier de son téléphone, un modèle ancien et usé: « Donne-moi ton numéro, enfin… si je sais faire. Parce que ce truc-là appartient à ma mère ». Sans transition, il raconte que la nuit dernière un clochard avec qui il buvait sous un arbre est entré en combustion et a craché devant lui un diamant puis un autre diamant. L’Américain raconte ça comme il parlerait d des prix qui augmentent. Donc, il ramasse les diamants, les emballe dans un mouchoir, quitte le clochard miraculeux, mais voilà que dans la douch, les diamants lui glissent des mains, vont à l’égout, disparaissent. S’il est ici, auprès d’Urquiel, c’est qu’il a besoin (il se tourne vers Urquiel: “tu es sûr que c’est pour demain?”) d’autres mouchoirs à fibre pour filtrer l’eau de l’égout et retrouver les diamants.
LM 3
LM qui a passé 27 ans en Europe, d’abord en France, puis en Suisse (comme tous les Français qui cherchent la condition économique — je ne critique pas, je constate), énumère ses contacts, les circuits, les avantages, les difficultés. J’imagine les drames qui se jouent sur cette scène semi-clandestine entre les prétendants à la cagnotte et bien entendu il confirme ce que chacun sait (et que nie l’Etat): les gens se regroupent par race, langue, nation. Aussi me vante-t-il les mérites d’un immigré “qui a réussi” (ce que cela veut dire?) et solidaire l’a aidé, le metteur en scène Omar Porras. LM le tient, oubliant un peu vite l’opinion que j’exprimais déjà il y a trente ans, pour une sorte de génie “sorti de la bouteille”. Sans nier le mérite (cas romantique de l’enfant de la rue) ni le travail (réel), je fais valoir en m’échauffant, exactement comme je m’échauffais il y a trente ans lorsque le personnage se produisait dans les caves de nos (les siens, les miens) squats de Genève avant que d’être récupéré par nos (les miens pas les siens) imbéciles d’Etat pour qui Botero est de l’art et le Che de la philosophie, je fais donc valoir que la production de cet artiste officiel est une attaque contre l’intelligence, l’esthétique et l’histoire culturelle de l’Occident, illettré qu’il est, incapable faute de lettre d’apprendre ou seulement de prononcer le français, dès lors incapable de saisir les finesses de chef d’oeuvres que, à l’occasion de subventions, il démolit les noyant par effet compensatoire dans la musique, la lumière, le strass.
Patin
Je sais ce que je dis au mot près. En revanche, c’est en partie dû à l’usage intempestif du téléphone, son régime d’abstraction, la distance comblée, la fausse présence, j’ai de la peine à me souvenir à qui j’ai dit, par exemple quand je rapporte comme ces jours des anecdotes de voyage, forcé alors de m’enquérir: “tu m’arrêtes si je t’ai déjà raconté!”.