De Bad Tölz, quarante kilomètres pour Oberfhöring, quartier des faubourgs de Munich perché sur les canaux de l’Isar. A l’hôtel (un quatre étoiles pour hommes d’affaires), réception digne des esclaves de marché que nous sommes; après négociation et fâcheries avec le personnel métisse, Gala me pousse dans un bus municipal à destination du musée Lenbachhaus, bus dont je redescends sous le regard incrédule des voyageurs lorsque l’aimable passagère qui assiste les touristes “français” que nous sommes dans l’achat des tickets annonce qu’il en coûtera Euros 15.- Dégoûté et furieux (mais convaincu de ne pas payer), j’achète une Augustiner dans une station-service et nous partons nous promener dans l’Englisher Graten, malheureux de constater au bout de la promenade, derrière le pont ancien, que l’auberge Au-Meister, son jardin, son puits, son moulin, auberge où nous avons souvent fêté nos anniversaires, est à l’abandon et rongée par les herbes. Pour sauver la soirée, nous prenons table dans l’un des meilleurs restaurants de la ville, le Freisingerhof, nappes amidonnées, sièges de cuir, serveurs en livrée, vins fins, bourgeois en tenue — voilà qui est bien — et balai de limousines, et plats de céramique.
Itinéraire
Rompu à l’exercice incessant de la recherche l’on trouve à se pousser aussi loin que le corps supporte l’effort de pensée lequel consiste à méthodiquement défaire ce qu’on a fait, déserter ce qu’on a conquis, désapprendre l’appris pour recomposer au futur une figure de soi plus authentique et moins duplice.
Bavière 2
Refoulé de deux campings. La chaleur a poussé les Bavarois vers les lacs. Grutensee, Weissensee, Murnau am Staffelsee, ils sont nombreux, Les Bavarois aussi. Et les enfant ne vont pas à l’école, c’est samedi, ils pique-niquent avec papa et maman, tout est encombré, il y a des troupeaux au milieu des routes, des camions, des tentes sur les grèves, les restaurants croulent sous le poids des clients et les campings, désolé, il n’y a pas de place pour vous. Huit heures de conduite par des routes lumineuses, douces, pittoresque, éreintantes, nous atterrissons à Bad Tölz. “Oui, il me reste une parcelle!”. Victoire. Nous y restons cinq jours. Précisions, dès le lundi nous sommes seuls, et Gala est enthousiaste. En août dernier, à Salamanque, elle m’incitait à réfléchir avant d’acheter le van. Là elle trouve cela parfait, les oiseaux, le voisins, les sapins, coucher les banquettes pour faire le lit et cuisiner dans la dinette, porter des sandales et pisser dans un urinoir de grabataire, tout est parfait, naturel, coutumier. Et que fait-on la journée autour du van? Rien. C’est tout l’intérêt. Une expérience : ne rien faire.
En route
Pour la douane de Saint-Margrethen, sur les bords du lac de Constance. Berne, autoroute arrêtée. Zurich, autoroute arrêtée. Quel jour sommes nous? Tous les jours. Tous les jours ainsi, arrêté. L’année dernière comme j’allais à Munich, arrêté. L’an précédent direction Rosenheim, arrêté. Saturation, immobilité, Suisse, difficulté, obstacles, Suisse. Notre pays. Plein de voitures de luxe, arrêtées. Traverser nous coûte trois heures. Enfin la zone frontalière. Je passe le volant à Gala. Elle n’a jamais conduit le van. Elle peine. Ce n’est pas facile: le van mesure cinq mètres et le trafic est arrêté: un long serpent qui se convulse et tousse. Sur le pont qui fait douane, Gala cale. Un sbire à képi hésite, mais un camionneur le hèle, il renonce. Gala redémarre. Elle tire le van jusque de l’autre côté du Rhin. Arrivé à Hard, village musulman, Autriche, elle s’écrie: “tu n’avais pas dit que ça montait, plus jamais une douane à la montée!”. Je reprends le volant. Nous entrons en Bavière par une route ascensionnelle qui traverse des bois dorés et des pâtures vertes. Grande beauté. Quelle richesse! Narcisse et Goldmund, l’artisanat millénaire, les vaches, les pacages, tout est radieux. Au camping d’Alpsee, je fais valoir que j’ai réservé. Et alors? La cheftaine explique. Elle ne tient les réservations que “jusqu’à onze heure trente”. Elle débloque (c’est le vocabulaire des loisirs contemporains) une Notplatz. J’achemine le van vers la parcelle d’urgence no 66 devant le regard de couples qui caressent des chiens, jouent aux cartes, passent l’aspirateur, soignent des bégonias. Plus tard nous mangeons de saucisses de Nüremberg au bord de l’eau, je commande un Mass, un second Mass, un troisième Mass. Au milieu de la nuit, comme je veux ouvrir le van de l’intérieur, la sirène de panique s’enclenche.
Cube
Dès le matin en basse-ville, sur le balcon de bois de N0N. Il cuit du café. D’un cabas de supermarché je tire les deux maquettes du Cube que j’ai apportées d’Espagne. La première est visuelle, je l’ai construite afin de représenter l’outil de travail de notre future entreprise d’enseignement d’autodéfense, la Cube training company; la seconde, à l’échelle, conçue par Evola (grâce à ses dons de marionnettiste) étudie les charnières. Toutes deux font dix centimètres de côté; le prototype que construit le Fab-lab de l’Université de Saragosse mesurera lui un mètre cube. N0N sert le café, nous planchons trois heures sur l’assemblage, la résistance des matériaux, l’insertion des panneaux didactiques, les chaises d’entraînement et les armes factices que contiendra le cube. A midi, N0N grille un steak dans un toaster à viande reçu d’un ménage de Zurich. La journée finie, je retourne au van. Il est garé à Granges-Paccots, sur le côté de la cantonale, à trois kilomètres de la basse-ville où habite N0N. Même là, un règlement stipule: “temps maximum 10h”. Chemin du retour, je longe la caserne fraîchement désaffectée de la Poya. Sur la piste d’exercice des camions, des treuils, des chicanes, des mortiers. Sur l’aire de jeu, des Pakistanais habillés en taliban jouent pieds nus au cricket.
Ville basse
Assis sur un banc des berges de la Sarine dans un épais soleil de fin de journée, Monami, N0N et Claude. Nous parlons de P.I.L, de Krav Maga et de tir tactique, de nos parents et de vacances. Une femme promène une couple de chiens à roulettes l’arrière train amputé. Un drogué prend appui sur le mur d’enceinte de la ville-ville et pisse. Monami part chercher des bières au kiosque. De retour, il dit : “le drogué commettait un vol, les municipaux viennent de l’arrêter”. Vers le pont du Milieu, une femme genou à terre souffle sur un brasero tandis que son ami à chignon déballe des saucisses de légume. Il fait chaud. Trente degrés. Peut-être plus. A tour de rôle, nous saisissons nos téléphones pour appeler Gula. Elle ne répond pas (à minuit, elle m’écrit: “je regardais un film avec mes enfants”). En contrebas, dans la rivière, les bas de pantalons retroussés, un touriste marche dans l’eau. Un appareil-photo pend sur sa poitrine, il a l’air ravi. Nous sommes toujours sur le banc. Monami propose de louer un chambre d’hôtel, nous y dormirions après avoir fait la fête. Je suggère de fausser compagnie à nos amis de Fribourg pour retourner au camping de Morat. Pendant un moment, nous ne disons plus rien. Long moment. “Encore dix ans, dis-je aux autres, et nous ne dirons plus rien, nous regarderons simplement devant nous”.