France

Le meilleur sou­tien d’un régime est l’in­di­vidu qui souf­fre sans trou­ver le courage de surseoir à la souf­france: il n’au­ra de cesse de nier son malheur. 

Tendance

Etrange que les gens trou­vent les gens étranges. Inquié­tant qu’ils le soient de moins en moins.

Contemplation

Ce qui me repose, con­tem­pler des cartes de géographie.

Esprit 2

Ce que j’u­tilise, sais que j’u­tilise, sens que j’u­tilise et dont je perçois les effets d’u­til­i­sa­tion existe. La charge des pos­i­tivismes logiques con­tre l’e­sprit est une argu­men­ta­tion du type ontologique. En tant que charge con­stru­ite par l’e­sprit, elle établit a pri­ori l’ex­is­tence de l’e­sprit qu’elle nie. Du point de vue de la morale, c’est à dire de la per­fectibil­ité de l’hu­main, il est logique et juste de recon­naître cette chose nom­mée “esprit” qui seule per­met à l’homme de faire excep­tion par­mi les vivants. Dès lors il con­vient de la dire exis­tante et d’en accroître autant que faire se peut l’utilisation.

Logique de Russel

Bertrand Rus­sel prend la parole. Dans la salle, un chaos de chais­es. Pas un élève ne regarde dans la même direc­tion. Quelques uns tour­nent le dos au maître qui dit: “soit une carotte, soit une tomate, en rela­tion avec une autre carotte cela fait carotte-tomate-carotte”. La décep­tion se lit sur les vis­ages. Rus­sel rétorque: “oui, c’est ça la philoso­phie”. Mon impa­tience aug­mente car il ne peut me faire pass­er l’ex­a­m­en avant d’en avoir fini avec la leçon. Il me sur­prend lorsqu’il déballe le vinyle du groupe Boston dont il veut me faire cadeau. “Je l’ai aus­si ce Pic­ture-disc, lui dis-je, mais le vôtre est un 45t, c’est épatant!”. Sans tran­si­tion Rus­sel pose alors une ques­tion-piège. A laque­lle ne sachant répon­dre, je réponds: “n’y a‑t-il pas con­fu­sion? Je veux dire, n’êtes-vous pas en train de pos­er une ques­tion de philoso­phie à la fois sur le disque et sur le prob­lème carotte-tomate?”. Mon directeur de thèse approu­ve, il y a erreur. Ce que ne sem­ble pas admet­tre Rus­sel qui tire de sa tunique une petite scie cir­cu­laire. La lame mord mon vis­age, je me réveille. Pen­dant quelques sec­on­des, je ressens une douleur à la lèvre. Je me ren­dors. Rus­sel dit: “Vous voilà! Reprenons l’ex­a­m­en!”. Il enfonce une curette de den­tiste dans ma bouche pour grat­ter mes dents. Je me réveille, pour chas­s­er la douleur je passe la langue sur les dents.

Esprit

L’e­sprit est par excel­lence l’hy­pothèse humaine. Celle que fait l’homme et celle qui fait homme. Enlevé l’e­sprit l’ef­fi­cac­ité aug­mente, l’hu­main n’est plus.

Miroir

Pas assez bête pour cor­re­spon­dre au por­trait qu’ils dressent de moi.

Direction Transylvanie 3

Le train atter­rit enfin à Cluj et je vais à pied. La ville n’a pas allumé ses réver­bères. La per­spec­tive est indé­cise. Je sais où mène le boule­vard, mais ce soir je ne vais pas à l’ap­parte­ment Ein­stein, j’ai réservé une cham­bre “sta­da” Ion I.C. Mar­i­anu no 21–23. Je cherche l’im­meu­ble sur un plan pho­tographié, me repère au nom des boule­vards. Les plaques de rues ne sont pas autorisées sur les bâti­ments his­toriques et au cen­tre, des bâti­ments his­toriques, il n’y a que ça. Je nav­igue de gauche de droite, dans le noir. J’al­lume la torche de mon télé­phone, j’é­claire les recoins. Voilà le 19. Deux pas et c’est le 24. Entre deux, rien. A Cluj, les portes cochères ouvrent sur de vastes cours. Dans les buis­sons et sur le pavé s’é­bat­tent les poules. Les boîtes aux let­tres sont défon­cées, les portes creusées au hasard. De la main j’é­carte une branche et décou­vre un ado­les­cent sur une dalle. Sans lâch­er son jeu élec­tron­ique, il m’ex­plique qu’en Roumaine “c’est de l’autre côté”. Prov­i­den­tiel cet ado­les­cent. Dans mon impa­tience, j’ai même oublié qu’il ne par­lait pas l’anglais. Il le par­lait. Je regagne la “sta­da” Ion I.C. Mar­i­anu et marche à l’en­vers dans l’ob­scu­rité. Cette fois une plaque indique le 21. Sauf qu’il y der­rière la porte cochère dix boîtes à chiffres pour les clefs. Le pro­prié­taire a envoyé une pho­tographié de celle de son apparte­ment, je veux dire la cham­bre. Il existe trois boîtes de ce mod­èle. Je trou­ve la clef. La cham­bre est au troisième étage, la porte 19. Elle n’ex­iste pas. Je redescends, je remonte. Troisième étage, j’y étais et j’y suis: portes no 12 et 49. Alors, je décou­vre qu’il y a en galerie, au-dessus de la cour de ferme, les autres apparte­ments, numérotés de 12 à 49, façon apparte­ments col­lec­tifs de l’ère des sovi­ets. A l’aide d’un coussin, j’es­suie la sueur qui coule sur mon front et j’ap­pelle Gala. Un vieil­lard en culottes bal­lantes toque à ma porte. Il dor­mait, je l’ai réveil­lé. Il m’en­voie un bais­er. Des mou­ettes cri­ent dans le ciel. Il n’y a pas de mer. La riv­ière Some­sul char­rie à tra­vers Cluj des eaux jaunes. Sous le pont d’Horea, près d’E­in­stein, on voit un petit bunker à demi-immergé. Les mou­ettes l’habitent.

Direction Transylvanie 2

Au départ de la gare Keleti, le Hon­grois qui a la tête de Bre­jnev embrasse longue­ment son petit-fils idiot, puis serre sa fille dans ses bras. Aus­sitôt assis, il se met à par­ler à ma voi­sine d’une voix de sten­tor. Je ne sai­sis pas un mot. Si pour­tant: “Chi­na”, “Sovi­et Union” et “Ceauces­cu”. J’es­saie de lire. Cette voix à côté de l’or­eille m’en empêche. Je lis sur le Kin­dle “Le syn­drome de la touche étoile”. Depuis sa pub­li­ca­tion il y a dix ans, l’es­sai de Besnier sur le posthu­man­isme a vieil­li. C’est dire que l’avenir nous a rat­trapé puis dis­tancé. Que les annonces plus ou moins effrayantes sont dev­enues réal­ité. Aujour­d’hui elles parais­sent moins effrayantes. Ce qui indique assez le niveau général de la cat­a­stro­phe. Ajou­tons que j’ai beau­coup écrit sur le sujet depuis 2014. Tiens, le Hon­grois s’est tu! Il prend un livre. Quand il le referme, il s’en va. Il ne reparaît pas. Je partage le com­par­ti­ment avec la jeune ukraini­enne et son amoureux. Elle est grande. Il est encore plus grand. C’est un Hon­grois cou­vert de tatouages. Bras, cou, mains, chaque par­tie de son corps affiche un des per­son­nages de la série du Jok­er, des mon­stres bleus aux gri­maces folles. Pour se com­pren­dre, le cou­ple par­le anglais. Ils sont bas­ket­teurs. La fille me mon­tre son visa, elle est allé en Chine pour un match. “J’ai bien aimé, je n’ai rien vu”, dit-elle. “Ah, tu es aus­si allée en Chine?”, s’é­tonne son amoureux. Vis­i­ble­ment, ils ne se con­nais­sent pas de longtemps. Et ils man­gent pen­dant les onze heures que dure le voy­age. Ils man­gent des chips, des bis­cuits, des cac­a­houètes, des bar­res de choco­lat et des sucres de raisin, tout un inven­taire d’épicerie, la liste n’en fini­rait pas. Soudain l’Ukraini­enne annonce: “quand nous arriverons, je ferai du riz.”. Le train roule à quar­ante kilo­mètres à l’heure. En Roumanie, il faut compter une heure de plus. Nous arriverons à Cluj bien après le couch­er du soleil. 

Direction Transylvanie

Le direct Budapest-Keleti-Cluj compte dix wag­ons de plus qu’à l’aller. La moitié est dételée à mi-course. Le paysage est invari­able: collines planes, clochers nains, masures et enc­los. Les cimetières ne sont pas emmurés, les usines rouil­lent leur squelette. Il y a des vach­es, des mou­tons, puis le paysage, encore le paysage. Chaque fois que le train s’ar­rête, je me demande: “est-ce que ça fait par­tie des onze heures de voy­age?”. Deux pas­sagers claque­nt une por­tière, ils s’éloignent à tra­vers champ. Le chef de gare sif­fle. Le train ne bouge pas.