Au départ de la gare Keleti, le Hongrois qui a la tête de Brejnev embrasse longuement son petit-fils idiot, puis serre sa fille dans ses bras. Aussitôt assis, il se met à parler à ma voisine d’une voix de stentor. Je ne saisis pas un mot. Si pourtant: “China”, “Soviet Union” et “Ceaucescu”. J’essaie de lire. Cette voix à côté de l’oreille m’en empêche. Je lis sur le Kindle “Le syndrome de la touche étoile”. Depuis sa publication il y a dix ans, l’essai de Besnier sur le posthumanisme a vieilli. C’est dire que l’avenir nous a rattrapé puis distancé. Que les annonces plus ou moins effrayantes sont devenues réalité. Aujourd’hui elles paraissent moins effrayantes. Ce qui indique assez le niveau général de la catastrophe. Ajoutons que j’ai beaucoup écrit sur le sujet depuis 2014. Tiens, le Hongrois s’est tu! Il prend un livre. Quand il le referme, il s’en va. Il ne reparaît pas. Je partage le compartiment avec la jeune ukrainienne et son amoureux. Elle est grande. Il est encore plus grand. C’est un Hongrois couvert de tatouages. Bras, cou, mains, chaque partie de son corps affiche un des personnages de la série du Joker, des monstres bleus aux grimaces folles. Pour se comprendre, le couple parle anglais. Ils sont basketteurs. La fille me montre son visa, elle est allé en Chine pour un match. “J’ai bien aimé, je n’ai rien vu”, dit-elle. “Ah, tu es aussi allée en Chine?”, s’étonne son amoureux. Visiblement, ils ne se connaissent pas de longtemps. Et ils mangent pendant les onze heures que dure le voyage. Ils mangent des chips, des biscuits, des cacahouètes, des barres de chocolat et des sucres de raisin, tout un inventaire d’épicerie, la liste n’en finirait pas. Soudain l’Ukrainienne annonce: “quand nous arriverons, je ferai du riz.”. Le train roule à quarante kilomètres à l’heure. En Roumanie, il faut compter une heure de plus. Nous arriverons à Cluj bien après le coucher du soleil.