Les dernières neiges alimentent l’Ara de leur eau; chaussé de bottes-pantalon, je traverse à petits pas attentif à ne pas trop décoller les pieds de la surface immergée du pont. Le van reste sur l’autre ber, je viendrai dormir là, dans la clairière. Sur le terrain, je travaille le potager. Je pioche un rectangle à légumes. D’abord, je me saisis de la herse. La terre est dure. Elle résiste. C’est à peine si les cinq dents de l’outil entament la couche. A genoux, j’essaie un trident. Je me relève, j’empoigne la pelle carrée. En fin de compte, c’est la pioche qu’il faut. Je soulève et j’abats. Je tire du manche, je dégage la motte et je la retourne. Je la scalpe. C’est épuisant. A demi-couché sur son parterre de courgettes, Evola nettoie les mauvaises herbes. Nous plaisantons. Ces ministres de France (jeunots élevés en écoles privées) qui expliquent la “rationalité économique” aux agriculteurs. Ils essuient de jets d’œufs. Rien que bon sens. Les pousses de salade plantées, armés de scie rondes, de sécateurs et de cisailles nous enfonçons dans la forêt, nous remontons vers la source, le long du tuyau que le paysan a déroulé contre la pente pour aller capter l’eau où elle sourd du rocher. Trois heures plus tard, vannés, nous rebroussons chemin. Nous sommes sur la terrasse, de la caravane nous fixons le terrain en silence les muscles durs.
Piedralma
Après une courte pérégrination chez les administrateurs de Puente (soit banque dite “digilosofía” c’est à dire analogico-terrestre-kleptocrate, sécurité sociale alentie et officine de poste épicière, tout trucs qui font suer), j’arrive dans la vallée. Route coupée. Elle est signalée interdite. Je déplace la barrière de la Garde Civile, roule sur le caillou, passe le morceau de voie effondré, déplace une autre barrière, vais seul. Travaux du jour, dégager la source d’eau potable. Le puits est en forêt à 200 mètres, mais pour l’atteindre il faut pénétrer dans la broussaille, scier et nettoyer. Ensuite, j’ai l’intention de labourer mon coin à patates. A six heures ce matin, il faisait encore orage. Le premier soleil ne résout pas mon problème: sur les berges de l’Ara l’herbe est tendre, elle patine, on s’y embourbe. Je laisse le van sur la route. Près de la rivière, dans une coupe sombre, je trouve des kayakistes français. Assis devant leurs camping-cars, ils étudient les débits. Je les rassure quant à mon uniforme militaire, nous discutons. La veille, disent-ils, le gorge était pleine, tout juste s’ils sont passés. Hectolitres à la seconde, syphons, coulée, j’y comprends que dalle. “Ah! Vous allez sur le pont?”. Inquiets, ils m’accompagnent. Je montre mes bottes. Ils ne sont pas convaincus. J’entre dans l’eau. D’abord sans les sacs (bière et outils), affaire de tester. Quelques mètres et je ne peux plus ressortir le pied de l’eau sans basculer. Le courant est trop fort. Comme je ne peux appeler Evola (zone blanche), je dois m’en retourner. Cent kilomètres roulés pour rien. Désœuvrés, les Français m’accompagnent. Arrêt du van, je déplace la première barrière. “Ah, on peut? Si la Garde Civile…”. “On peut, dis-je aux Français. Mais parler la langue, ça aide…”.
Souris
Elles gambadent sur la pente du talus, montent dans la caravane, envahissent Evola. Il a disposé des pièges. Certaines sont attrapées, d’autres volent le fromage. A la fin du siècle dernier, dans la maison de Gimbrède, lorsqu’une souris filait entre mes pieds, je jurais de la capturer. Bientôt la chasse tournait court et je me répandais en hypothèses devant un angle de mur impénétrable où elle avait pénétré. “J’en ai une qui s’est coincé derrière le fauteuil, dit Evola, je l’ai sortie avec des pincettes”. Et le faux-plafond? Car il me revient qu’à l’époque de la ferme de famille, elles trottaient au-dessus de mon lit et que je m’agaçais à en perdre le sommeil.
Chat
Les bouteilles de bière dans le dos, des provisions contre la poitrine, je franchis la rivière chaussé de bottes en contournant les creux de courant. En haut du chemin de l’Amazonie, j’aperçois Evola. Adossé au portail de Piedralma, il tient en laisse un chat. La bête m’aperçoit, bondit, retombe sur le ventre. Evola veut la contrôler. La bête fait des bruits et griffe le ciel. C’est un chat jeune, blanc et noir. Je pose mes sacs. Le chat devient fou. Il se glisse sous la clôture côté forêt, se contorsionne dans ses attaches et se libère. Il a filé. Désolé, Evola montre la laisse vide. Je vois alors qu’il porte des gants de cuir. “Trois jours que ce chat me fait la gueule! D’habitude, je m’entends bien. Dés que les filles me l’ont déposé, il s’est caché derrière le poêle. J’essayais de le balader pour qu’il découvre le terrain… Il ne reviendra pas. Tu crois qu’il reviendra?”.