Antigua

Grande ado­les­cente plate, alle­mande, descen­due un moment du bus qui nous con­duit à tra­vers le Belize; elle me dit qu’elle voy­agera au Pak­istan et en Afghanistan. Je fais l’é­ton­né. A force de chang­er de bus, de chauf­feur et de place, je me retrou­ve à côté de son ami, étu­di­ant en finances; il vient d’é­chouer à un con­cours pour inté­gr­er la City, cherche désor­mais un poste à Madrid. Il n’en revient pas que je monte une société com­mer­ciale sans expéri­ence académique, plus encore imag­ine la ven­dre sans une tech­nique rôdée (peut-être a‑t-il rai­son). A l’ap­proche de Flo­res, il me donne son numéro et me prie de lui faire savoir si je réus­sis. Lui et son amie par­tent dormir en dor­toir. Je fais le cal­cul: le cou­ple paierait moins cher en hôtel. Dans la nuit, je les croise dans les rues bass­es : “pas ter­ri­ble le dor­toir”. Le lende­main, depuis mon bal­con sur le lac, j’aperçois l’Alle­mand (sans l’amie). Il fait du kayak avec des copains. Un semaine plus tard, je suis assis dans un jardin d’An­tigua, au Guatemala, à 500 kilo­mètres de Flo­res : l’Alle­mande passe seule, un épais casque d’é­coute sur les oreilles, marchant droit, ne regar­dant per­son­ne, comme pour s’ac­quit­ter de sa tâche de touriste.

Parasitisme

Thème imposé de la presse sub­ven­tion­née suisse (pre­mière page): “que sig­ni­fie pour vous être un homme?”. Réponse: ne jamais se pos­er la question.

Folie

La folie c’est établir des rela­tions cer­taines entre des choses incertaines.

Panajachel

Hébergé par un Russe sibérien qui a vécu dans les monastères nord-thaï­landais. Grand, bar­bu, fort, mou, dirais-je. Expert en redresse­ment de “guest­hous­es”. Ges­tion des réser­va­tions, des horaires, du linge et de la pub­lic­ité, con­fit de pro­jets mais dans le temps de son con­trat, en général de courte durée, entre une semaine et deux mois. Après quoi, salaire en poche, il reprend la route. Vingt-qua­tre ans qu’il a quit­té Novosi­birsk. Ce matin, il a fait des crêpes.

-Bre­tonnes?

-Russ­es.

Nous buvons le café au milieu des arbustes en fleurs et des avo­catiers (fort vent cette nuit qui a décroché nom­bre d’av­o­cats, prob­lème de ges­tion du jardin), puis je me rends sur les ponts d’embarquement de Pana­jachel. Le Russe m’a recom­mandé San Mar­cos, un débar­cadère de la rive droite qui mène à un belvédère d’où la vue sur la lac d’Ati­t­lan, dit-il, est épous­tou­flante. Aupar­a­vant, on chem­ine dans une ruelle ombragée par la végé­ta­tion. Le bateau-bus vole sur les vagues (le lac est déchaîné), le voyageurs bondis­sent sur les bancs plats, cri­ent et rient et tapent des fess­es. Un cou­ple de touriste proteste. Il sort à la pre­mière occa­sion. Per­son­ne ne com­prend. Le bateau repart. Voici San Mar­cos. Au moment de pos­er pied sur le pon­ton, je fais à l’aide- nav­i­gant qui déjà retire l’a­marre : “il y a quelque chose der­rière?”. Ce que je vois n’est pas ras­sur­ant : une pein­ture à l’ef­figie de Bob Mar­ley et sur la hau­teur une négresse qui se tré­mousse en chaus­settes de laine. Je salue les policiers qui gar­dent le port de bois et m’en­gouf­fre dans la ruelle. Si j’é­tends les bras, je touche les maison­nettes qui délim­ite le pas­sage. Tassées sur le pavé, des Indi­ennes vendent des col­ifichets. A cet endroit, con­tre le débar­cadère… car ensuite ce ne sont que bou­tiques et gar­gotes, salons de mas­sage et jardins lunaires. Le tout peint aux couleurs arc-en-ciel. Et des pub­lic­ités badi­geon­nées: café organique, pier­res chaudes, fleurs de Bach. Je marche un peu, ralen­tis, hésite, marche encore et croise des blanch­es pieds nus, fer­raille dans le nez, la peau bleue. La nausée, je rebrousse chemin. Pour décom­press­er, j’achète une bière, monte dans le pre­mier bateau-bus qui passe direc­tion San Juan et San Pedro, de l’autre côté du lac. Assis sur le banc tape-cul mon voisin, palmi­er sur la tête, boucle au nez, entend que je par­le espagnol:

-D’où es-tu?

-De Suisse.

-Israël.

Alors sur le même ton martial:

-Et que va faire un Israélien à San Pedro?

-A San Pedro il y a des Juifs.

Hyperconsumérisme

A par­tir d’un cer­tain nom­bre de pos­si­bil­ités de choix l’in­for­ma­tion néces­saire à la fix­a­tion du choix n’est plus disponible de sorte que c’est la pre­scrip­tion qui en lim­i­tant la pos­si­bil­ité de choix la sur­déter­mine. Dès lors, il est logique de penser que les autres pos­si­bil­ités de choix ne sont peut-être pas réelles. L’I.A. pour­rait mod­i­fi­er cet état de faits mais en éval­u­ant toute l’in­for­ma­tion disponible avant de réduire le champ voire de pre­scrire le choix elle nous priverait de notre libre-arbi­tre dans le même temps qu’elle pré­tend y contribuer. 

Guatemala-ciudad

Depuis la gare El Tre­bol, bus bondé pour le lac Ati­t­lan. J’al­lais à Antigua, mais un cortège de Semaine Sainte occupe les rues, le chauf­feur de l’aéro­port pense que cela peut pren­dre une journée. Tan­dis que le bus mul­ti­col­ore piloté par un chauf­feur à cha­peau large souf­fle des gaz noirs dans les embouteil­lages mon­tent suc­ces­sive­ment à bord un homme de Dieu (bible à la main il délivre un ser­mon sur le thème du temps, bénit les voyageurs, descends du bus, monte dans un autre bus), un vendeur de chew­ing-gum Tri­dent, un fruiti­er, un can­céreuse qui mendie pour son traite­ment et deux per­son­nages extra­or­di­naires: le pre­mier racon­te sa vie avant que d’ex­hiber une pèle-agrumes et de faire une démon­stra­tion de coupe sur un carotte de grande taille, tout un art quand je dois, assis, me tenir pour ne pas être éjec­té dans le couloir et un vendeur d’élixirs, doué pour le bon­i­ment, qui fait pass­er entre les voyageurs une bouteille de 1 litre de Sang de tau­reau. Nous quit­tons la cap­i­tale par des pentes ver­ti­cales avant de plonger dans la val­lée suiv­ante. La vitesse de con­duite est folle. La musique empêche de se par­ler. Les fenêtres trem­blent. Des femmes en habit indi­en cuisi­nent sur le bord de la route. Les camions aha­nent, les motos dépassent. A Solo­la j’achète une cein­ture de cuir et mange un poulet. Le soir, sur le lac d’Ati­t­lan, à Pana­jachel, je rejoins la foule occupée à déam­buler entre des mil­liers de cahutes instal­lées sur le limon des berges. 

Mesure

Soli­tude men­tale de Kant.

Peten Itza

Cham­bre à Flo­res chez une famille. Le bal­con de bois donne sur une rue inondée. D’abord, j’ai cru que c’é­tait le lac. Mais il y a les réver­bères, les bancs, le muret, les poubelles. Tout cela baigne dans un demi-mètre d’au. Plus tard, le cap­i­taine de la “lan­cha” qui me balade sur le lac dit qu’il fau­dra cinq ans pour que le niveau baisse. Le cyclone date de l’an dernier. D’après lui, il rav­age la région tous les vingt ans. Avan­tage, il n’y a plus de tran­si­tion entre le quarti­er bas de la vieille ville et l’eau. Lorsque je prends mon petit déje­uner, j’ai les pieds dans l’eau, lorsque la “lan­cha” me dépose je m’assieds aus­sitôt sur un tabouret de bar. C’est un box de garage col­lé à une épicerie, les bouteilles passent par un guichet. Boire ain­si de la Gal­lo rouge devant le pont de Flo­res est un plaisir. Au Mex­ique, il faut fréquenter les grottes pour avoir droit à une Doble XX. A la table d’à-côté (il n’y en a que deux), des fonc­tion­naires saouls. Déjà là quand je suis mon­té à bord de la “lan­cha”: un garde foresti­er, un pom­pi­er, un polici­er et un type qui porte de gross­es lunettes. Ce dernier offre les tournées. La cadence est sérieuse. L’écran de télévi­sion passe du hard-rock en boucle avec un accent sur la car­rière de Iron Maid­en. La veille, j’ai tra­ver­sé le Belize en “colec­ti­vo” depuis Chetu­mal-Mex­ique. Qua­torze heures de voy­age avec une halte dans l’é­trange cap­i­tale pro­to-Africaine et le pas­sage des postes fron­tières à pied — je suis fatigué. Après trois Gal­lo, je fais la sieste dans la cham­bre amphi­bie. Au cré­pus­cule, de retour dans le bar-épicerie. L’équipe des fonc­tion­naires est tou­jours là. L’écran aus­si: Pan­tera, Mot­ley Cruë, Van Halen. Le garde foresti­er chavire. Les autres buveurs le rat­trapent. Le garde foresti­er se lève, entame un dis­cours, se cogne aux murs. On le rassied. Je rejoins la tablée, j’of­fre une tournée de limon­ade au Gin. Le garde foresti­er veut que je vienne voir sa jun­gle. Son frère (le pom­pi­er) le calme. Je pré­texte un coup de télé­phone pour m’éloign­er quelques min­utes. Au bord du lac, le cap­i­taine de la “lan­cha” me dit: “depuis que nous sommes par­tis sur le lac? Non, bien avant, ils n’ont pas bougé depuis 9h30!”. Plus tard, le pom­pi­er m’of­fre son T‑shirt (Atten­tion aux incendies, prenez soin de notre pays) puis je m’en vais de l’autre côté de l’île avec l’in­tel­lectuel aux lunettes (pro­fesseur d’archéolo­gie à Austin-Texas). Depuis un nou­veau bar qui a lui aus­si pignon-sur-rue nous écou­tons les chants d’une pro­ces­sion noc­turne qui fait le tour de Flo­res pour bénir les pas de porte. Le prêtre en cha­suble énonce. Venus en famille, enfants à la main, enfants dans les pous­settes, chiens pous­siéreux, les fidèles sont vêtus de pon­chos blancs. Il repren­nent en chœur la litanie du prêtre. Alors le goupil­lon signe d’une croix une mai­son et coule de l’eau coule sur sa porte.

Désordre matériel

Tout le jour, sous les yeux, dans ces pays, de l’à-peu-près, de l’i­nachevé, du mal-fait, du rapiécé, du brisé. Le regard fatigue, l’e­sprit se rebelle. Enfin, devant l’am­pleur de la tâche, la fatigue l’emporte, l’e­sprit abandonne. 

Positions

La dialec­tique est pos­i­tive et béné­fique lorsqu’elle dis­pute d’une posi­tion intel­lectuelle acquise (en général une croy­ance), elle est néga­tive et délétère lorsqu’elle se fait cri­tique infinie de toute posi­tion possible.