Qu’est-ce que l’intériorité? La répétition dans le sujet d’expériences avec le sujet qu’il identifie comme intérieures et siennes. Ce sont ces expériences détachées d’une causalité d’interaction avec autrui qui, dans leur accumulation, construisent (sous quelle forme?) une réalité intérieure au sujet, réalité qu’il hypostasie et nomme “intériorité”. En l’occurrence, la meilleure preuve de l’existence de l’intériorité doit être recherchée chez ses adversaires le plus acharnés: l’acharnement démonstratif auquel ils se livrent depuis des décennies contre le “fantôme” n’a jamais pu entamer chez le moindre individu la conviction qu’il a de l’existence de l’intériorité.
Machina 8
La métaphysique présente et définit l’âme, engage adhésion ou croyance. L’esprit est donné dans l’expérience. Quelles que soient les spécialités qui travaillent et prétendent en définir les contours, l’esprit demeure lié au corps. La tentative de l’isoler pour le reconduire artificiellement, compréhensible au terme de la longue histoire occidentale des idées, résonne comme un appel désespéré ou un optimisme fou. L’éliminativisme qui apparaît dans la philosophie cognitive explique ce qu’il explique et n’explique pas ce qu’il n’explique pas. — c’est sa définition. En d’autres termes, la réduction pose et affirme l’irréductible. Ce passage en force trahit la frustration à laquelle il veut remédier. Rien que de plus logique que de payer le prix de la méthode scientifique nécessairement lié à la méthode du modèle. Une autre chose est de réaliser la théorie, c’est à dire de produire à partir de ses fondamentaux une morale voire une philosophie sociale. La poursuite de la vie sans le corps ou au-delà de la dégradation physique du corps ne fait que réintroduire face à l’effroi primitif devant la mort, peut-être plus lancinant que jamais dans une époque sans dieux, une métaphysique devenue technologie toute puissante. Tout en imitant les stratégies spéculatives modernes et les croyances cosmologiques anciennes, elle s’en distingue absolument en ce que le fonctionnalisme pose en principe la réalisation dans le temps et dans l’espace. Or, le seul moyen d’achever cette réalisation (voie qu’explore le posthumanisme) exige de nier l’irréductible dialectiquement liée à la réduction. Concrètement, en supprimant le corps, c’est l’expérience du sujet qui disparaît, ce vecteur nécessaire de la création, la transformation et la communication des connaissances, émotions, désirs qui font l’homme humain. Dire que toute les connaissances de l’humain sont aussi les connaissances de la machine; pour plus d’effet, ajouter que la quantité et la vitesse de la mémoire plaident en faveur de la machine alors présentée comme un humain augmenté, c’est tendre un piège, souvent conscient, au désir de longévité et de réalisation de l’individu enfermé dans les limites du corps propre. Sans position d’incomplétude dans l’espace et dans le temps, sans le nécessaire “point de vue leibnizien”, il n’y a pas de personnification de la connaissance et celle-ci demeure connaissance brute parmi des milliards d’autres connaissances, toutes identiques en valeur ou si l’on veut “sans-valeur”., créant dès lors un indécidable, soit le contraire du résultat de l’expérience par positionnement spatio-temporel qui est le principe architectonique de l’esprit-corps humain et de la société qu’il contribue à produire.
Machina 6
Adorno devant le totalitarisme, bien sûr. Mais surtout devant l’inévitabilité, jouée, rejouée, de la rupture de contrat avec la culture philosophique comme vecteur du progrès humain. A partir de ce point de constat, il débarque en acharné tous les indices de tentatives de rupture du contrat et cela depuis l’Amérique, au sein-même du libéralisme conquérant.
Machina 5
Lorsqu’on accepte l’effacement de soi, c’est que l’on considère cette acceptation comme un acte de liberté qui, au nom de celle-ci, mérite d’être accompli en ce qu’il confirme notre personnalité. Ceux qui organisent et présentent cette possibilité d’acceptation ont, depuis longtemps, perdu le rapport à eux-mêmes et ne vérifient plus leur être que par le positionnement hiérarchique, soit la possibilité de proposer l’acceptation plutôt que de la subir.
Machina 4
Rationalisation technique d’un constat de psychologie: la propagande revient à constater la difficulté qu’à la personne à créer une idée et la facilité qu’elle a à s’approprier ce qui est de l’ordre des choses. Le constat fait, l’idée est chosifiée et proposée sous forme de consommable. Ce n’est plus le “croyez-ce-que- je-dis” religieux ou le “nous-sommes-la-vérité” totalitaire, mais le “cette-chose-formidable-qui-est-une-idée-est-faite-pour-vous-il-vous-suffit-de-vous-l’approprier”.
Machina 3
L’effet recherché de propagande, mais encore la brutalité de la formule du posthumanisme de “téléchargement de l’âme” suscite le rejet. L’âme n’est pas suffisamment désacralisée. Partant le télescopage est calculé et voulu: il s’agit de confronter un passé mythologique à la technologie. Toutefois, envisagé d’un point de vue moins militant, le sujet est bien sur la table. La cybernétique puis la philosophie cognitive ont réduit l’esprit (après avoir nié l’âme) et les utilitaires miniature inscrivent dans le réel, au quotidien, une société sans corps. Non pas qu’il n’y ait plus de corps, mais ce ne sont plus eux, les corps, qui donnent son sens au monde que créent les vivants mais les actes de communication enregistrés sur le réseau. A la rigueur, j’aimerais mieux sortir sans famille ni mes amis que sans le terminal de poche qui fait de moi un membre de l’interconnexion des cerveaux capables d’expression. La “fausse maladie” dite Covid fut une première tentative à l’échelle planétaire de supprimer le corps en niant l’utilité de l’espace, restant alors le temps comme lieu de vectorisation exponentiel du “devenir-soi”. L’émergence dans la machine est une métaphore de ce que les courants cognitivistes considèrent comme seul existant: une supra-additivité basée sur un calcul biotechnique. Il acte en théorie la disparition pour “non-consistance” de l’âme comme de l’esprit — en un sens ontologique. Mais surtout, il prépare effectivement le glissement sémantique qui permettra de passer du stade anthropologique antérieur (l’homme corps et esprit) au stade anthropologique programmé et volontariste d’une entité dont l’esprit programmatique (décodé puis codé en continu) absorbera le corps et dissoudra l’histoire de feu et de sang dans une léthargie machinique, pseudo-statique, alimentée et alimentant des serveurs qui, en circuit semi-ouvert, écriront l’histoire future de l’espèce.
Effacement 2
Que signifie “visiter des ruines”, écrivais-je à propos du site de Calakmul. C’est peiner devant des vestiges pour imaginer ce qu’était la vie des individus plongés dans la jungle et les superstitions, la guerre et les techniques, le soleil, la lune et l’eau. La rupture est complète. Du même ordre que celle qui mettra fin à la présence en scène de nos sociétés d’âme, d’esprit et de cerveau au profit d’un “autre” dont nous sommes aussi incapables d’imaginer la nature que nous sommes, quand nous passons des heures à “visiter des ruines”, incapables de se représenter la vie maya.