Quand les Russes promettent de télécharger la conscience sur un support-machine, déréaliser le travail, robotiser l’espace domestique ou conquérir la galaxie, ils font leur propagande en anglais avec un accent américain.
11
Las Vegas, à l’Arena, combat poids-moyens entre Canelo Alvarez et Amir Khan. La famille du Mexicain, un roux massif et barbu, est assise au premier rang. Par ordre, la fille, le garçon, leur mère, soit la femme du boxeur, une belle indigène, et puis je ne compte plus, d’autres enfants encore, il me semble même apercevoir un bébé, tous sont là. Chose étonnante, dès que l’arbitre lance la rencontre, l’aînée, six ans peut-être, fond en larmes choquée par ce crochet que l’adversaire arabe vient de mettre à son père. Le visage enfoui dans les mains, elle tremble comme une maudite, balance la tête, visiblement elle est apeurée, imagine le perdre — sentiment de mort, la caméra filme, on ne peut s’empêcher de penser à cela, à la mort du père. Reste 11 rounds.
Dormir
Dormir. Je ne cesse de dormir. Quelle excellente chose que le sommeil, et plus encore le jour, quand dormir il ne faudrait pas; mais que vaut ce “falloir” ? Levé en fin de matinée, vite recouché, relevé quand il me plaît de me relever et me couchant dès que la nuit se présente avec dans l’idée de dormir longtemps et amoureusement. Ces jours, le silence au village est si profond, qu’hier j’ai sursauté: ce bruit important qui me réveillait, c’était une feuille morte poussée par le vent contre ma fenêtre.
Loi-Europe
Deux mots qui me hérissent, et je ne fais pas métaphore, ils m’ont gâché une partie de mes heures, deux mots honnis sauf quand le premier est utilisé par un Alain Supiot, le second par un Bernard Stiegler, “loi” et “Europe” — c’est dire quand une idiote, pas n’importe laquelle, autorisée, légale, représentante, s’avise de les conjuguer!
Midi. Pour me rendre la mairie, je sors de mon poulailler (un vieillard apparu derrière un tronc m’a expliqué lundi qu’autrefois ma maison avait cet usage), je traverse le silence, dépasse la fontaine, gagne la place, et là, je constate que le double camion de l’épicier qui donne du Klaxon pour ameuter à 11heures est toujours stationné, lui que je croyais reparti sur sa tournée des hameaux — je l’ai dit, il est midi — de sorte que je fais mes achats, cœurs de bœuf, chou fleuri, asperges et œufs de la ferme, mais tombé au milieu d’une assemblée plus nombreuse qu’il n’y paraît de ménagères et de voisins, nous parlons, j’attends, nous parlons encore, j’attends toujours, jusqu’au moment ou Pilar accourant me dit que ma cuisine brûle. Je me précipite et en effet, ma fabada calcine; j’arrose, reviens au double-camion, rassure la population et quand enfin -ici encore ce n’est pas littérature (si l’économie suisse allait à ce rythme, nous aurions le niveau de vie de Diyarbakir)- lorsqu’enfin disais-je, je puis m’évader avec mon panier de légumes, j’entre dans la mairie, ouverte le mercredi, entre dans le bureau où siège la secrétaire du maire, figure de tous les villages autant qu’ils sont de par le monde, à qui, la secrétaire, je dis :
-Pourriez-vous me donner le nom d’une propriétaire de maison?
-Non.
-…pardon?
-C’est strictement interdit.
A ce stade, réchauffé par la bonne discussion entre voisins, les aimables légumes et le soleil d’Aragón, je crois que la dame, secrétaire et gardienne et administratrice, bref cette pécore, plaisante.
-Vous comprenez, c’est la maison d’à côté, celle qui est abandonnée…commencé-je sur le ton diplomate, mielleux qu’immanquablement suscitent ces parangons du formalisme que sont les secrétaires de mairie. Oui, ces gens sont mes voisins, et comme je n’ai vu personne depuis trois ans…
-La loi européenne interdit de communiquer les noms des propriétaires!
Racontant cela, la rage à nouveau monte.
“Loi”, “Europe”! Alors que nous parlons de “la maison voisine”, de “si ça brûle”, de “et moi, je fais comment?”. Comme disait l’autre- pas mon ami, bien sûr, mais cependant- “quand j’entend le mot… je sors mon pistolet!”.
Bras
Le bras secoué d’ondes, la main gonflée comme un pneu, par moments l’épaule prise de douleurs et cela en dépit de capsules anti-inflammatoires et de pommades chauffantes. Je n’ai plus le choix, il me faut, après avoir quinze jours de suite retardé, descendre à la ville présenter ce bras à un médecin. Je ne saurais dire à quel point cette présentation que j’imagine débutant par un formulaire, se poursuivant par une attente en salle, puis une exposition des motifs et une soumission à des machines, m’ennuie, m’ennuie et m’ennuie.
Perros
Il y a vingt ans m’avait enthousiasmé l’échange épistolaire entre Georges Perros et Brice Parrain, publié je crois par la NRF, au point de chercher son équivalent — fraîcheur de ton, désinvolture, perspicacité — dans l’oeuvre des deux écrivains; or, hier je relis les Papiers collés de Perros et n’y trouve que des phrases d’un buveur de comptoir au souffle court.
Montherlant
Proche du caractère qu’incarnait, par sa personne et dans son œuvre, Henry de Montherlant, non pas, bien entendu quant à l’ambivalence sexuelle, mais quant à la conjugaison impossible et revendiquée du pessimisme et de la soif de perfection . Précisions, perfection morale “sans valeurs” ni système pratique, qu’il soit adossé à une religion ou à une philosophie. Ce que j’ai coutume d’appeler le volontarisme et qui ressort à une sorte de digestion inconsciente de la théorie de la grâce protestante: savoir que l’on est peu, que l’on est à peine, que le néant précède et suit, que règne l’arbitraire (pour moi plus physique que théologique il va de soi) et tenir héroïquement son rôle d’homme destiné à la mort (comme disait Sartre, lui aussi, à bien des égards proche une fois ôté le militantisme révolutionnaire et les engagements précipités). “Il faut, écrivait Montherlant, n’être de rien, n’être à rien, n’être rien.”