Que peut faire de mieux l’Etat pour détruire la culture, ici littéraire, que d’aider financièrement les éditeurs?
Allemagne 4
Sommet du Wendelstein dans les alpes bavaroises. Gravi par le train crémaillère les mille trois cent mètres qui séparent la plaine de Brannenburg du piton rocheux. A bord des deux wagons, vingt personnes pour un âge cumulé de 1400 ans. Le convoi glisse à travers la forêt, surmonte des précipices, coiffe les alpages. A la fin, il entre dans un tunnel, les passagers débarquent dans une grotte, empruntent un boyau dans le roc et débouchent dans la lumière, sur une esplanade qui domine trois vallées. Au fond, des champs en damier, des lacs ovales, des villages minutieux; au-dessus de vastes pentes aux sapins sombres, puis la pierre, la glace, et au loin, parcouru de nuées, les pics neigeux. De l’esplanade où boivent et dînent cent vieillards qui, les pauvres, peinent à marcher jusqu’au comptoir pour passer la commande de bière et de saucisse, partent des escaliers en tourbillons. D’un côté ils mènent à un promontoire flanqué d’une longue vue que l’on oriente vers Brechtesgaden et le Chiemsee, de l’autre côté à une petite chapelle entouré d’un déambulatoire qui ouvre sur le vide. De la base au sommet physique, il y a encore une demi-heure de marche qui se fait sur des escaliers creusés, scellés (en métal) ou par des tunnels piétons. Qui lève les yeux depuis l’esplanade aperçoit à 1800 mètres la boule blanche de la station météo. L’exercice de voir, de tous côtés, la tête dans les nuages, est fascinant, mais aussi difficile: cette dentelle de cimes posée devant le ciel, ces montagnes coniques qui jalonnent des fonds luminescents, ces avalanches de pierre morte, tout cela, devant nous, à portée de la main, à la fois naturel et construit, échappe sinon à la vue du moins à l’appréhension. Comme disait je ne sais plus quel philosophe devant les Alpes, ce qui me fait toujours rire, “das ist”.
Allemagne 3
Chassé de la ville par les prix des chambres d’hôtel. Trois, quatre cent euros la nuit, et tout affiche complet! Die Messe! Qu’y montre-t-on? Des BMW, des frigidaires et des tracteurs, du vin et des turbines? Presque envie d’aller y voir. Gala s’y oppose. Elle fait bien, comme nous roulons sur l’autoroute pour quitter Munich par le sud, nous remontons un embouteillage de quinze kilomètres. Une partie des chambres va donc rester vide, les clients dormiront dans leur voiture; les villes-vitrines, les villes-machines, les tas de choses, quels attrape-nigauds! En octobre, de retour de Belgrade et de Budapest, même saturation, c’était la fête de la bière. A cinquante kilomètres, Rosenheim n’avait plus un lit à louer. C’est d’ailleurs dans cette direction que nous filons, mais cette fois, à peine ai-je vu le panneau je mets en garde Gala: “sort de l’autoroute, Rosenheim, c’est rempli d’immigrés débarqués d’Italie.” Maintenant, au hasard dans une campagne verte et ordrée, nous commençons notre quête des Gasthaus. Arrêt devant une splendide ferme à balcons de bois et volets sculptés. La pente de toit est en tavaillons, le jardin est planté d’un sole, il y a deux bûchers… “Réception à partir de 17 heures”. Affaire réglée (j’observe d’ailleurs que les journées ou plutôt les nuits en hôtel, c’est général en Europe, sont de plus en plus courtes: on vous dit à quelle heure arriver, à quelle heure repartir, 15h00-10h00, si je compte bien, cela fait dix-neuf heures et, génie robotique au service de l’optimisation civile, les bâtiments les plus modernes sont désormais dotés d’un système de verrouillage des portes, à l’heure dite de fin du contrat, votre carte d’accès à la chambre se bloque). Gala démarre, nous roulons entre des terrains coquets clôturés de bois tendre, les fontaines coulent, les montagnes brillent dans le ciel turquoise, un paysage fait pour la pensée, un paysage heideggérien. Seulement, depuis que j’ai voyagé dix-huit mois (années 1990) en changeant chaque soir ou presque de parage, tenu de négocier parfois des heures pour obtenir un lieu de sommeil faute d’avoir les moyens financiers pour choisir à mon goût, je n’ai plus aucune patience pour ces recherches d’hôtels. Autre Gasthaus. Au tour de Gala. Elle pousse la porte, appelle. Dix minutes plus tard : “il n’y a personne”. En début d’après-midi, nous emménageons au Schlosswirt de Brannenburg, entre l’église, sa flèche claire, son toit rouge et le château, massif, brun, dressé sur un rocher mousseux. Le balcon donne sur la terrasse de l’auberge, tables avec bancs alignées au pied de la façade, bruit d’eau dans le bassin de pierre, cloches au campanile pour le rythme des heures et un kiosque à musique, moderne celui-là, avec pour sculpture ornementale une clef de sol que Gala aime, que je n’aime pas. En face, dans la montée, une étable qui selon la direction du vent donne l’impression de partager la chambre avec les vaches.
Supermarché 2
Bientôt, j’entrerai en concurrence avec Jarry lequel faisait livrer une citerne de vin au pied de son immeuble.
-Vous comprenez, dis-je au placeur de produits, je viens de la montagne, donc je dois savoir si, en général, vous aurez plus de bière…
Ne comprenant pas, saisissant une bouteille par le col:
-Là… elle est là.
-Je sais, mais six bouteilles, comptez vous-même, cela ne fait que six litres. Voyez, je les mets dans mon caddie, votre étagère est vide.
-Oui, bien sûr…
-Eh oui! Alexandre, enchanté.
-Manolo.
-Bien, Manolo, que pouvez-vous faire pour moi? Car je vais revenir!
L’employé retire l’étiquette du rayon:
-Je vais avertir, et nous allons déplacer une autre marque, pour vous mettre à disposition de la Skol.
-Prévoyez dix ou quinze bouteilles. Disons pour demain, et ainsi de suite, au fil de la semaine.
-Très bien, je m’en occupe! Alors à demain Monsieur Alexandre, merci!
Supermarché
File d’attente de la caisse de supermarché hier à Puente (jamais plus de une ou deux personnes), j’ai soudain l’image d’attentes similaires, le matin, après une nuit à poser des affiches dans Genève ou une fête finissant à l’aube, à l’époque où je vivais avec Olofso dans le quat de Roche. Considérant toutes choses autour de la caisse, tapis roulant, présentoir à chewing-gums, caddies pleins, portemonnaies des dames, vitres coulissantes, blouse orange de la vendeuse de fleurs, chiens attachés, trafic au feu, sur le carrefour des Eaux-vives, “quelle blague!”. Sauf que, moins il y a de gens pour penser ainsi, moins elle est drôle.
Bras 2
Aux urgences à Puente. Attendent dans le couloir un vieux Monsieur victime d’un coup de chaleur et un couple. Un ouvrier en bleu, la main droite dans la main gauche, montre son doigt sectionné, réparé, et qui peine à cicatriser; considérations catholiques, mêlées de rire, d’exclamations, de soupirs sonores, mieux qu’un commentaire de match de football dans une salle de bistrot: ” ce que cette vie nous réserve!”, “si Dieu le veut…”, “voyez, moi, par exemple…”, “on est pas grand chose!”. Les autres acquiescent, évoquant le temps qu’il fait, qu’il ne fait pas, l’hiver trop long, l’été trop chaud, puis la porte du cabinet s’ouvre, le couple d’engouffre. Il ressort et appelle mon nom — j’entre. La médecin, m’écoute et constate: “il n’y a rien à faire. Attendre.” Elle prescrit des anti-inflammatoires, me dit d’appeler le suivant. Or, c’est ce que je voulais: savoir. Ou plutôt: entendre un avis (c’est en général l’usage de la médecine). Content du service dont j’ai profité, je rends son salut à la secrétaire et, venant à la porte de sortie, fait demi-tour. A la secrétaire:
-Y a‑t-il quelque chose à payer?
-Ah… Montrez votre carte d’identité, je vais faire une photocopie. Voilà.
Des urgences, je vais chercher les anti-inflammatoires. La pharmacienne attrape un formulaire. Elle note ma date de naissance, mon numéro AVS suisse, mon prénom, mon nom que j’épelle. Ne sachant à quoi cela peut servir, je fais:
-C’est utile?
-Oh oui, ainsi vous payez moins.
En effet, elle emballe la boîte de cachets, y ajoute la pommade que j’ai réclamée et facture un prix dérisoire. Être bien traité en pays étranger, on ne peut que se féliciter, et à si bon compte! Mais aussi, il y a de quoi s’inquiéter — à la fin, quelqu’un doit payer.