Femme charmante dans le train, jupe et talons, cils arqués, sourire élégant.
-Je peux?
Elle retire son sac de marque, me prie de m’asseoir, se replonge dans la lecture d’un texte de loi.
-J’ai moi-même lu ce texte sur les armes hier, mais pas en entier, là vous étudiez la version complète!
-Je suis avocate.
-Je suis partisan le droit aux armes.
Elle soulève le texte de loi, apparaît le nom du lobby.
-Comme vous, j’en suis membre.
Alors elle m’apprend qu’elle est commandante d’une compagnie de chars, nous parlons munition, tactique, course à pied.
Femme
Jean
Jean, concentré, intelligent, fatigué. Visage sec, les yeux vifs. Nous prenons une bière à Genève. La discussion va à l’essentiel. Sentiment heureux : chaque moment de l’échange est profit. Dans la rue, derrière la vitre, passent les trams chargés des travailleurs du soir. Instantanés de l’esclavage. Sur le trottoir se hâtent des piétons venus des quatre coins de la planète. Vision épouvantable. De dépossession. Fin de la culture, fin du savoir-vivre, début de l’assemblage technique, début de la massification. Je me raccroche à la conversation. Elle est passionnante car précise; lectures, théories, citations. Jean explique le rapport entre l’extrême-droite brésilienne, l’évangélisme et le sionisme loubavitch. Les images de la ville s’effacent.
-Moi, dit Jean, je ne supporte plus.
Il vit dans la montagne, retiré, il tutoie le silence.
-D’ailleurs ici, même dans l’appartement, ce n’est plus possible. Un nouveau locataire à emménagé à l’étage. Il a installé une lessiveuse. L’a enclenchée. Est sorti. Le lendemain, tout l’immeuble était inondé. Six mois de travaux. Maintenant, il a deux gosses. La famille hurle. Il y aurait la solution de fixer un haut-parleur sous son plancher, de passer du Schönberg.
-Ou le poème électronique de Varèse.
-Ou de monter avec un flingue.
Baccalauréat 2
Un bus de banlieue à Genève. Il pleut. J’ai rendez-vous. Sept heures, à peine, il fait nuit, déjà. Jamais je ne prends le bus. J’ose dire: cela fait trente cinq ans que je ne suis pas monté dans un bus en Suisse (exception: la ligne 10 pour l’aéroport, à l’aube, chargé de valises). Seulement j’arrive de Lausanne, de la cérémonie du baccalauréat, je n’ai pas le temps de marcher, je suis en retard. Et une fille accompagné d’un garçon de dix ans, assise sur le côté soudain fait : “Alexandre?“
Encore agacé par ce cirque d’adultes, je rétorque :
-Je ne te connais pas.
-Mais si, si…
-Tu nous avais aidé à squatter! Après avoir cassé les portes, tu t’étais hissé sur le toit de la maison pour planter le drapeau.
-Tiens, tiens! Où ça?
-Rue des Photographes.
Et en effet, peu à peu.
-Tu m’avais aussi aidé à traduire.
-De quel langue?
-De français en français. Un texte incompréhensible, de l’Ecole de Francfort.
-Adorno, Horkeimer… Oui, j’aime bien.
Baccalauréat
Remise des diplômes du baccalauréat ridicule, pathétique. Mais il s’agit de mon fils. Que je sache, bachelier je n’ai jamais eu droit — je m’en réjouis — à aucune cérémonie. Aujourd’hui le spectacle prime. Puis c’est une école privée, on rend la monnaie de la pièce. Nous voici serrés dans une sale jaune avec d’autres parents. Olofso insiste pour placer Aplo entre nous. J’obtempère. Attendu à Genève, je manque de temps. Un programme papier circule. Trois pages. Elles annoncent un discours, des témoignages d’élèves, un autre discours, des intermèdes musicaux, un sketch et un tour de magie. Affolant! A quel moment la remise du diplôme? En milieu de séance, après les Maturités. Il faudra tenir. Cependant Aplo me désigne une dame longue aux cheveux maigres, sa professeur de philosophie. Je salue. Elle répond distraitement, prend place une rangée devant nous, sort une liasse de feuilles. Par dessus son épaule, je lis: des phrases décousues, semées de points, qui dansent. Et un mot qui revient, “Sartre”. Réflexion: “pauvre enseignants, à corriger des devoirs aussi médiocres!”. La directrice s’avance. Elle parle. Dans sa barbe. Mal. Comment dire? Tronque ses phrases, change de rythme, hésite. Arrive un collègue. Il se présente, professeur de physique et de chimie. Il nous raconte ses difficultés, s’emmêle, précise “c’est qu’est-ce que je veux dire”, cumule les fautes de français, s’excuse, rebondit, passe la parole au chef d’établissement. Celui-là remonte le niveau, parle juste et bien, tel une administrateur. S’avancent les musiciens. Un gamine, un guitariste. L’homme à la guitare donne le titre de l’oeuvre. Explique ce titre. Demande si nous reconnaissons la langue. Commente, “c’est une langue d’époque”, si je comprends bien de l’anglais médiéval. Après quoi, série de fausses notes. La honte me gagne. Comment fuir? Je sais. Mentalement, je refais les calculs de mon devis pour installation du réseau électronique dans les dix-sept bâtiments de l’hôpital de Genève, avec la TVA, la rémunération des ouvriers et le bénéfice pour l’entreprise. Exercice salutaire, je n’entends plus, ne vois plus. Lorsque la flûte se tait, la philosophe s’avance et occupe la scène. Elle coiffe une casquette de rappeur, ses feuillets à la main, elle pastiche un élève décontenancé par cette matière nouvelle qui décline les mots “essence”, “néant”, “être”. Mon devis mental achevé, je n’ai plus de recours. Je transpire. Je souffre. Comment peut-on? Cette équipe de bras-cassés, à mille lieues de toute discipline, qui exalte les vertus du travail! C’est l’hôpital qui se moque de la charité! Vite, un autre devis! Que j’échappe à ces grands immatures qui — paraît-il — donnent des leçons à des candidats au bac. Parmi lesquels mon fils. Qui a obtenu son passage. Qu’on appelle. Il se lève. Les parents applaudissent. Je me joins à eux. Aplo traverse la salle. Droit, sérieux. Beau jeune homme. Les mains dans les poches (dommage). Il reçoit son diplôme, serre la main du directeur et du chef, pose pour la photo, lance“j’aimerais remercier mes parents et (ici, le nom d’une professeur). Voilà qui est touchant! Bien, je peux partir. Olofso comprend. D’ailleurs, je lui rappelle: “la licence de philosophie, au Petit palais, tu te souviens ? Tu m’attendais dehors. Je suis entré et ressorti. Sept minutes. Puis nous sommes allés boire et fêter.”
Corrections
Travaillé d’arrache-pied aux dernières corrections de l’essai. Hélas, ce ne sont pas encore les retouches. Il manque des transitions entre les raisonnements, la logique ne suffit pas, il les faut glissantes. A l’instant, je disais à Gala: “quelle labeur! Rien à voir avec une fiction!” En parallèle, je choisis des extraits de ce Journal des années 2006 et 2007, avant sa mise en ligne, sur demande d’une revue parisienne; petite satisfaction, il y a dix ans ma phrase n’était ni aussi rapide ni aussi souple.
Comique
Afin de rendre la vie plus sympathique, ils ponctuent leur conversation de rires. Cela ne les fait pas plus comiques mais plus rieurs. Lorsque le mécanisme est entraîné, ils s’esclaffent compulsivement, avant et après la phrase. Cette semaine, en Suisse, j’ai observé que le tic se répandait. Nous avions les rires automatiques des séries américaines. Elles inversaient le rapport entre le comique et son effet; désormais, nous avons le spectacle de soi. J’imagine que la nouvelle manière n’est pas sans rapport avec le travail des studios de télévision.