Le bâton, premier outil, éloigne l’homme de la nature; mais qui eut pensé que l’outil internet séparerait les hommes les uns des autres, plus que cela, couperait l’homme de lui-même?
Rêve
Ami intime des Frank, Anna m’a remis des cahiers inédits de son journal. Le metteur en scène montre en public le drame de la famille avant l’arrestation, je joue le rôle du confident extérieur. La pièce, sommes-nous convenu, doit servir à sauver les Frank. Soudain, on braque une arme sur moi, on tire, la balle se loge dans le front, je suis mort. Le rideau tombe. Lorsque je me relève, le metteur en scène m’explique: “désolé, j’ai changé d’avis; je suis passé dans l’autre camp, il n’y a aucune raison de sauver ces juifs”. Eberlué, je traîne un peu en coulisse. Aucun des membres de la troupe. Au lieu de quoi il y a des pupitres et des élèves penchés sur leur copie — j’en suis. Le metteur en scène maintenant joue le rôle du maître. Il distribue une brochure plastifiée de six pages. Et déclare l’examen ouvert. Ma voisine, belle femme, demande mon aide. Les écritures portés sur la brochure sont illisibles, la consigne introuvable, quant aux lignes, elles flottent.
“Donnez! En s’entraidant, on doit pouvoir comprendre!“
Je me creuse la cervelle, je feuillette. Troisième page, je m’écrie:
-Crusty!
Le femme, interdite.
-Là, voyez, c’est un crusty! Une sorte de sandwich américain! Donc ce que nous avons là, c’est un menu!
Aussitôt ma voisine fond en pleurs, elle porte les mains à son visage, se lève, fuit.
-Que fait-elle? Gronde le metteur en scène et maître, c’est un examen, on ne part pas!
Et moi:
-Mais enfin, tu ‘aides jamais personne toi?
France
De Gaulle était le dernier homme politique au sens où l’on peu avec ce titre gouverner pour la France et non pour soi; Mitterand, le dernier homme politique au sens où l’on peut gouverner pour soi et non pour la France — ensuite, ce ne sont plus que demi-experts, cadres supérieures et graines de parti.
Route
Longue route. Mil deux centre kilomètres entre hier et aujourd’hui. Ce même sentiment toujours: ce que je fais? Que fais-je? Je conduis. Fondement de la peur. A cent trente, cent-cinquante. Alors je freine. Et accélère. M’inquiète de cet appareillage avec la machine. Je baisse la vitre pour me souvenir: je suis vivant. Au milieu du désert. Jaén, ses oliveraies. Le Nord de Grenade, la sierra de Guadix, les moulins de la Manche. Tolède, le périphérique serré de Madrid-M50, puis les terres rouges, apaches, gitanes, troglodytes de Medinaceli et Santa-Maria la Huerta près de Soria. Me penchant au-dessus des pont j’aperçois les chemins, les rivières, les hameaux tassés, oublieux courus à vélo en mai. Puis le col Monrépos, en Aragon, passé seul, en pole position, à quinze heures, tout le monde mange. Et de loin, je vois, je devine, j’atteins sous la grêle, ma maison, Agrabuey.
Lune
Seul à dîner en soirée dans la salle de restaurant de l’hôtel Tryp de Guadalajara. Le maître d’hôtel verse du vin, encore du vin.
-Ne vous inquiétez pas, il n’y a qu’un verre avec le menu, mais moi, ce que j’en pense…
-Impensable chez nous, je veux dire en Suisse…
-Vous êtes Suisse? Le pays riche! Combien d’Espagnols sont allés en Suisse!
-Beaucoup de Galiciens.
-Les Galiciens, c’est bien connu! Il y en partout! Même sur la lune!
Adolescence
Enfin à l’âge où je vais faire ma chambre d’adolescent; pour mon grand bonheur, certaines passions retardées sont toujours vives — les mains suffisent. Quand mes enfants quitteront le domicile, je vais illustrer une pièce. Cette pièce sera dédiée à la mémoire travailleuse. Elle fonctionnera comme une extension de la personnalité, pièce que je dénomme adolescente car elle permet à celui qui l’occupe de visualiser ses choix, ou jalons ou obsessions, après accrochage contre les parois de la chambre (une pièce devient chambre après soin). Ces accrochés sont autant de rappels, de volontés, de prétentions que l’on a tout loisir de raisonner sous forme de catégories. Donc je suspendrai, organiserai, accrocherai, dans le désordre, à force de clous, sur les verticales, afin que survienne dans le cours de la contemplation un ordre, mes livres, mes haches, mon matériel de vélo, mes tableaux religieux, ma collection de cailloux, mes vingt-trois Casio, mes cordes à sauter, mes skateboards, trois encyclopédies, une pile de carnets vierges.