Amour 2

“Dans un cou­ple, il est détestable qu’avec le temps l’amour verse à l’ami­tié. Affadisse­ment qui est comme un aveu d’im­pos­si­bil­ité, d’un manque total de réus­site. L’amour est un sen­ti­ment sans sub­sti­tut.” Louis Calaferte, Car­nets XV.

Monastère

Une accalmie. Au départ de la ville de Jaca, je grimpe vers le nou­veau monastère de San Juan de la Peña. Nou­veau, car l’an­cien où sont enter­rés les rois d’Es­pagne, forgé dans une grotte, a brûlé. Les moines se sont déplacés dans ce bâti­ment neuf, con­stru­it sur le plateau, dans un lieu aus­si reculé, mais moins hos­tile. Là encore, le monastère à brûlé. Aujour­d’hui, l’éd­i­fice, long, très long, de brique rouge, abrite des cen­taines de cham­bre louées par la chaîne des Paradors nationaux, des cham­bres le plus sou­vent inoc­cupées. Autour, une chapelle et de la forêt. Pour l’ac­cès, il y a deux routes. L’une monte à pic, con­tre la façade de mon­tagne, depuis la plaine du fleuve Aragon; elle est imprat­i­ca­ble en mau­vaise sai­son. L’autre passe au pied du Mont Oroel, un piton rocheux du type “mail­lo”, nom que l’on donne en Jac­eta­nia à ces géants tec­toniques. Vingt-sept kilo­mètres de mon­tée. Une brise légère sur l’herbe pau­vre. Le silence. Une mai­son fer­mée dans un virage. Demi-heure plus tard, un four à pain ruiné. Sur le som­met, le vil­lage de Bernués. Il se détache sur une colline ronde. Autour le ciel, des nuages de bour­rasque, au loin Huesca et Saragosse. Une route étroite com­mence là. Elle mène au monastère. Pour l’avoir emprun­tée en voiture, je la sais longue. Il se met à pleu­voir, à grêler. Je souf­fle sur mes mains. Des talus déva­lent des gerbes d’eau. La pente est raide. Pas assez pour se réchauf­fer. Au bout d’une heure, une pelle mécanique sur le côté. En cab­ine, un ouvri­er chargé de net­toy­er les éboule­ments. Il télé­phone. Je fais signe et con­tin­ue. A la fin, le pan­neau qui annonce le monastère. C’est juste un pan­neau. Inchangée, la route sin­ue con­tre la hau­teur. Partout la mon­tagne, ouverte et des pins, et de la terre jaune. Encore une demi-heure. Au dernier croise­ment, là où l’on jur­erait que nul ne peut vivre, Botaya, un hameau. Un ermitage, quelques granges, des vieux pavés. Puis des kilo­mètres plat au milieu d’une forêt et c’est le Monastère. Il sur­git. On ne le voit pas. Soudain il est là, dans une clair­ière, long, rouge, austère, immo­bile. Le soleil revient. Je trem­ble. Je mange des figues. D’une voiture descend une famille de touristes. Les por­tières claque­nt. Des vapeurs flot­tent sur le bitume.

Amour

“Sait-on jamais pourquoi on aime un être? Voici longtemps qu’on a cessé de penser qu’il est meilleur ou plus beau que tout autre, mais avec lui on se sent bien. Ses défauts crèvent les yeux, il vous a fait souf­frir, on vous démon­tr­era qu’il n’est pas fait pour vous, mais près de lui vous éprou­vez une lib­erté. Et cette con­stata­tion, bien enten­du, ne sig­ni­fie rien sur sa valeur “en soi” ni sur la vôtre, que per­son­ne ne peut mesur­er.” Denis de Rouge­mont, Jour­nal d’une époque.

Chant

Levé à huit heures, con­tent. Déjà, au réveil, je me félic­i­tais de mon lit. C’est le hasard qui l’a ren­du aus­si con­fort­able. A force de démé­nage­ment, j’ai accu­mulé nos mate­las. Autre­fois, j’au­rai jeté, mais depuis quelques années, j’achète du haut de gamme. Arrivé à Agrabuey, j’ai tassé dans les nich­es, les recoins, les dessous, les mate­las inutil­isés; il en restait deux, sur lesquels Gala et moi dormions, largeur cent qua­tre-vingt. Pour gag­n­er de la place, je les ai empilés sur un dou­ble som­mi­er. Le résul­tat est inespéré: douceur, résis­tance, pro­fondeur — à ravir. Encore som­no­lent, j’ap­pré­cie cette réus­site. Dehors, il pleut. Je n’ai pas à sor­tir. Le rit­uel est le même: met­tre le café, vider les cen­dres, allumer le feu, puis con­sul­ter la presse dans cet ordre: France-Suisse-Espagne-Angleterre-Russie. Ensuite, musique et salle d’eau. Ce matin, j’ai été retenu par un oiseau. Peut-être celui qui chan­tait devant ma cham­bre ces nuits. Instal­lé sur le rebord de la fenêtre du salon, il regar­dait l’a­verse inon­der les toits de pierre. Un passereau chanteur à plumes jaunes et tête bleue (nous avons fait de l’or­nitholo­gie au vil­lage en mai dernier). Il est resté per­ché plusieurs min­utes. Avant de s’en­v­ol­er, il a émis un son grêle. Cela m’a réjoui. Comme si cette obser­va­tion oblig­eait à chang­er de point de vue sur le monde. Pris­es dans le silence, les maisons du vil­lage avaient soudain une âme. A la fois proches de la fonc­tion pro­tec­trice et magiques.

Fonds

Autant la dias­po­ra juive est traître, autant les juifs israéliens sont courageux. Con­fron­tés à une men­ace fan­tas­mée, les pre­miers tirent prof­it des sociétés en agi­tant les spec­tres du passé; affron­tés aux prim­i­tifs du désert arabe, les sec­onds s’or­gan­isent et ripos­tent. Con­séquence, d’un côté un gain de lib­erté, de l’autre côté une perte de lib­erté. Un esprit malveil­lant qui voudrait faire sys­tème ajouterait que toute guerre repose sur une fonds de com­merce, et que c’est la dias­po­ra, grand maître des sché­mas cir­cu­la­toire, qui pourvoit.

Paris 3

Per­son­ne ne croit à la thèse de l’in­cendie acci­den­tel de Notre-Dame, mais cha­cun s’ef­force de nier l’at­ten­tat pour n’avoir pas à se con­fron­ter, dans sa vie per­son­nelle, à cette réal­ité triste: la France est une poubelle sociale avec aux com­man­des des hommes et des femmes qui, con­fron­tés à la fin du sys­tème qui les coop­tait dans les posi­tions de pou­voir, sont prêts à user de tous les moyens pour touch­er les div­i­den­des de leur investisse­ment (études, réseaux, financement).

Quai des Orfèvres

Simenon, soci­o­logue-maître par­mi les prétendants.

Simple

Il n’y a pas de lim­ite à l’e­sprit de con­tra­dic­tion, pour autant que l’on se sup­porte con­tra­dic­toire. L’art est une aide. La lit­téra­ture est un art. Elle syn­thé­tise. Si l’on veut éviter le jar­gon sci­en­tifique, elle per­met de tenir ensem­ble. L’in­di­vidu vit et tient la dis­tance grâce à l’art. Le pire est alors la sim­plic­ité. Qui s’ac­com­pa­gne — dans la mesure où ce qui est sim­ple inter­dit le jeu et donc le plaisir — d’un roman­tisme fou. Sim­plic­ité dan­gereuse. Large­ment répan­due dans le monde. Que l’on appelait prim­i­tivisme lorsque l’on pou­vait encore, nous les com­pliqués, les con­tra­dic­toires, nous les rationnels, s’ex­primer sans crain­dre la cen­sure. Aujour­d’hui désac­cordé de la tran­scen­dance, le prim­i­tivisme est sim­ple. Et dans un monde dom­iné par les com­pliqués, il est dangereux.

Parcours

A Phetach­abun, au début du mois, avec cette fille au poitrail mas­culin, aux yeux bleus, à l’a­gréable sourire, qui sort d’un engage­ment de quinze ans dans l’ar­mée améri­caine. Elle a les cheveux bleus. En couché-dévelop­pé, elle soulève un poids qui me casserait les os. Et mange des pastèques, de l’ananas, du riz. Et boit du Whyskie. Autant qu’elle peut. On m’ap­prend: “elle est tombée d’un héli­cop­tère”. Quit­té le camp d’en­traîne­ment, elle se rend en Colom­bie où elle doit ren­con­tr­er un shaman qui lui garan­tit la résur­rec­tion spirituelle.

Destin

Afin de dis­tinguer par défaut entre l’in­di­vid­u­al­isme (nous croyons savoir ce que c’est) et ce que l’on désigne aujour­d’hui par ce terme (qui est de l’ ”hyper­indi­vid­u­al­sime”, c’est à dire la pos­si­bil­ité qui nous est faite de nous rêver et de nous con­stru­ire dans les lim­ites du marché) on pour­rait dire: jamais, depuis que l’homme est homme, et depuis que l’homme est sous­trait au dou­ble con­di­tion­nement de la nature et de la vio­lence, nous n’avons con­nu une telle perte de con­trôle de notre destin.