“Dans un couple, il est détestable qu’avec le temps l’amour verse à l’amitié. Affadissement qui est comme un aveu d’impossibilité, d’un manque total de réussite. L’amour est un sentiment sans substitut.” Louis Calaferte, Carnets XV.
Monastère
Une accalmie. Au départ de la ville de Jaca, je grimpe vers le nouveau monastère de San Juan de la Peña. Nouveau, car l’ancien où sont enterrés les rois d’Espagne, forgé dans une grotte, a brûlé. Les moines se sont déplacés dans ce bâtiment neuf, construit sur le plateau, dans un lieu aussi reculé, mais moins hostile. Là encore, le monastère à brûlé. Aujourd’hui, l’édifice, long, très long, de brique rouge, abrite des centaines de chambre louées par la chaîne des Paradors nationaux, des chambres le plus souvent inoccupées. Autour, une chapelle et de la forêt. Pour l’accès, il y a deux routes. L’une monte à pic, contre la façade de montagne, depuis la plaine du fleuve Aragon; elle est impraticable en mauvaise saison. L’autre passe au pied du Mont Oroel, un piton rocheux du type “maillo”, nom que l’on donne en Jacetania à ces géants tectoniques. Vingt-sept kilomètres de montée. Une brise légère sur l’herbe pauvre. Le silence. Une maison fermée dans un virage. Demi-heure plus tard, un four à pain ruiné. Sur le sommet, le village de Bernués. Il se détache sur une colline ronde. Autour le ciel, des nuages de bourrasque, au loin Huesca et Saragosse. Une route étroite commence là. Elle mène au monastère. Pour l’avoir empruntée en voiture, je la sais longue. Il se met à pleuvoir, à grêler. Je souffle sur mes mains. Des talus dévalent des gerbes d’eau. La pente est raide. Pas assez pour se réchauffer. Au bout d’une heure, une pelle mécanique sur le côté. En cabine, un ouvrier chargé de nettoyer les éboulements. Il téléphone. Je fais signe et continue. A la fin, le panneau qui annonce le monastère. C’est juste un panneau. Inchangée, la route sinue contre la hauteur. Partout la montagne, ouverte et des pins, et de la terre jaune. Encore une demi-heure. Au dernier croisement, là où l’on jurerait que nul ne peut vivre, Botaya, un hameau. Un ermitage, quelques granges, des vieux pavés. Puis des kilomètres plat au milieu d’une forêt et c’est le Monastère. Il surgit. On ne le voit pas. Soudain il est là, dans une clairière, long, rouge, austère, immobile. Le soleil revient. Je tremble. Je mange des figues. D’une voiture descend une famille de touristes. Les portières claquent. Des vapeurs flottent sur le bitume.
Amour
“Sait-on jamais pourquoi on aime un être? Voici longtemps qu’on a cessé de penser qu’il est meilleur ou plus beau que tout autre, mais avec lui on se sent bien. Ses défauts crèvent les yeux, il vous a fait souffrir, on vous démontrera qu’il n’est pas fait pour vous, mais près de lui vous éprouvez une liberté. Et cette constatation, bien entendu, ne signifie rien sur sa valeur “en soi” ni sur la vôtre, que personne ne peut mesurer.” Denis de Rougemont, Journal d’une époque.
Chant
Levé à huit heures, content. Déjà, au réveil, je me félicitais de mon lit. C’est le hasard qui l’a rendu aussi confortable. A force de déménagement, j’ai accumulé nos matelas. Autrefois, j’aurai jeté, mais depuis quelques années, j’achète du haut de gamme. Arrivé à Agrabuey, j’ai tassé dans les niches, les recoins, les dessous, les matelas inutilisés; il en restait deux, sur lesquels Gala et moi dormions, largeur cent quatre-vingt. Pour gagner de la place, je les ai empilés sur un double sommier. Le résultat est inespéré: douceur, résistance, profondeur — à ravir. Encore somnolent, j’apprécie cette réussite. Dehors, il pleut. Je n’ai pas à sortir. Le rituel est le même: mettre le café, vider les cendres, allumer le feu, puis consulter la presse dans cet ordre: France-Suisse-Espagne-Angleterre-Russie. Ensuite, musique et salle d’eau. Ce matin, j’ai été retenu par un oiseau. Peut-être celui qui chantait devant ma chambre ces nuits. Installé sur le rebord de la fenêtre du salon, il regardait l’averse inonder les toits de pierre. Un passereau chanteur à plumes jaunes et tête bleue (nous avons fait de l’ornithologie au village en mai dernier). Il est resté perché plusieurs minutes. Avant de s’envoler, il a émis un son grêle. Cela m’a réjoui. Comme si cette observation obligeait à changer de point de vue sur le monde. Prises dans le silence, les maisons du village avaient soudain une âme. A la fois proches de la fonction protectrice et magiques.
Fonds
Autant la diaspora juive est traître, autant les juifs israéliens sont courageux. Confrontés à une menace fantasmée, les premiers tirent profit des sociétés en agitant les spectres du passé; affrontés aux primitifs du désert arabe, les seconds s’organisent et ripostent. Conséquence, d’un côté un gain de liberté, de l’autre côté une perte de liberté. Un esprit malveillant qui voudrait faire système ajouterait que toute guerre repose sur une fonds de commerce, et que c’est la diaspora, grand maître des schémas circulatoire, qui pourvoit.
Paris 3
Personne ne croit à la thèse de l’incendie accidentel de Notre-Dame, mais chacun s’efforce de nier l’attentat pour n’avoir pas à se confronter, dans sa vie personnelle, à cette réalité triste: la France est une poubelle sociale avec aux commandes des hommes et des femmes qui, confrontés à la fin du système qui les cooptait dans les positions de pouvoir, sont prêts à user de tous les moyens pour toucher les dividendes de leur investissement (études, réseaux, financement).
Simple
Il n’y a pas de limite à l’esprit de contradiction, pour autant que l’on se supporte contradictoire. L’art est une aide. La littérature est un art. Elle synthétise. Si l’on veut éviter le jargon scientifique, elle permet de tenir ensemble. L’individu vit et tient la distance grâce à l’art. Le pire est alors la simplicité. Qui s’accompagne — dans la mesure où ce qui est simple interdit le jeu et donc le plaisir — d’un romantisme fou. Simplicité dangereuse. Largement répandue dans le monde. Que l’on appelait primitivisme lorsque l’on pouvait encore, nous les compliqués, les contradictoires, nous les rationnels, s’exprimer sans craindre la censure. Aujourd’hui désaccordé de la transcendance, le primitivisme est simple. Et dans un monde dominé par les compliqués, il est dangereux.
Parcours
A Phetachabun, au début du mois, avec cette fille au poitrail masculin, aux yeux bleus, à l’agréable sourire, qui sort d’un engagement de quinze ans dans l’armée américaine. Elle a les cheveux bleus. En couché-développé, elle soulève un poids qui me casserait les os. Et mange des pastèques, de l’ananas, du riz. Et boit du Whyskie. Autant qu’elle peut. On m’apprend: “elle est tombée d’un hélicoptère”. Quitté le camp d’entraînement, elle se rend en Colombie où elle doit rencontrer un shaman qui lui garantit la résurrection spirituelle.
Destin
Afin de distinguer par défaut entre l’individualisme (nous croyons savoir ce que c’est) et ce que l’on désigne aujourd’hui par ce terme (qui est de l’ ”hyperindividualsime”, c’est à dire la possibilité qui nous est faite de nous rêver et de nous construire dans les limites du marché) on pourrait dire: jamais, depuis que l’homme est homme, et depuis que l’homme est soustrait au double conditionnement de la nature et de la violence, nous n’avons connu une telle perte de contrôle de notre destin.