La troisième étape commence, je n’ai toujours pas fait de repas chaud. La température avoisine les 34 degrés, la terre est blanche, sur le vieux territoire minier de Teruel les cols succèdent aux cols. Mais la cadence est bonne. Malgré le repos en bivouac, j’enchaîne 120 kilomètres en continu. A Aliaga, entre les pitons rocheux, je trouve de quoi prendre une douche, je dors en camping en compagnie d’un Galicien pêcheur en haute-mer (Norvège) venu à moto parcourir la “route du silence”. Un confort bienvenu car ce soir-là je manque m’évanouir alors que je dresse la tente (sous-alimentation).
Traversée de l’Espagne
Pris la route ce matin, dans les Pyrénées, pour rejoindre Málaga. Généreux comme on peut seul l’être devant une carte, j’ai tracé par les montagnes, les parcs et les déserts. Le vélo pèse 27 kilos. Voilà deux semaines que je m’occupe des détails. Au dernier moment j’ai monté des pneus de 40 mm en “tubeless”. J’emporte cuisine et tente, trois bidons et un bambou maison pour tenir le vélo à l’arrêt. Le début de l’itinéraire, je le connais, mais j’ai varié dès le soixantième kilomètre afin de rejoindre l’ancienne route pour Saragosse aujourd’hui condamnée. J’y suis presque quand le premier compagnon de rencontre me fait: “ma voiture est au parking, il te reste une petite heure de descente”. Au lac d’Arguis, je pique-nique, et passe sous l’autoroute Pampelune-Barcelone. Le GPS me dirige sur une passerelle suivie d’un chemin de cailloux. L’ancienne route est à portée de main, mais je ne la vois pas. Comme elle a été pilonnée, ce raccourci est peut-être obligatoire. Et puis — c’est ce que je me répète depuis des années: si tu navigues avec un GPS, c’est pour lui faire confiance. Un heure durant, je me retrouve à pousser à la montée sur une laie tapissée de roche, et encore une heure. Je n’en vois plus le bout mais refuse de faire demi-tour. D’abord, il n’est pas certain que je trouve l’ancienne route, ensuite ce serait perdre l’effort déjà consenti. Ce raisonnement, je le connais: c’est le plus mauvais que l’on puisse faire. Et je me connais: je suis obstiné je cherche à prouver contre l’évidence. Résultat: deux heures et demie à pousser le vélo sur un pierrier, toujours plus à l’ouest, loin de l’azimut. Sept cent mètres plus haut, j’arrive au sommet, je chevauche le vélo… et aussitôt en redescend. Même à la descente, le chemin est impraticable. Surtout, je crains de casser mon matériel. Sacoches latérales, lumières, radar, fioul, rétroviseur, le vélo ressemble à un sapin de Noël. Tout le long de la descente, jusqu’à la plaine, le matériel secoue, mais il tient. Quand j’atteins Boléa, il fait nuit. Forte odeur de vaches, maisons vides, tracteurs sur les sillons. Je me laisse glisser jusqu’à Huesca. Un ouvrier qui dort en caravane m’indique le camping, il est fermé. Avec ça, je n’ai pas mangé. Une Chinoise confectionne un sandwich au lard. J’éclaire mon phare-balai et quitte la ville par les faubourgs. J’entre dans un champ de blé sauvage, couche le vélo, passe la frontale sur la tête, mets sur rouge, pique la tente (les sardines sont rouges, la sous-toile est rouge, les blés sont rouges). Quand je m’allonge enfin, je veux manger le sandwich. Il est répugnant. Je le jette. Les chiens commencent d’aboyer. Toute la nuit, ils aboient.
Dôme
Été sans prise de notes, tout entier consacré à bâtir la cabane sur le terrain de Piedralma et à corriger des manuscrits. De retour de Hyères, j’avertis Evola: je consacre le mois de juillet au chantier puis rentre à Agrabuey pour mes corrections. Cela dit, j’installe le van sur la dalle géante, je sors table et chaises, fais ma chambre sur le toit du van. Puis je considère le dôme. C’est un couvert de tôle qu’a laissé l’ancien propriétaire. Ouvert côté terrain, fermé côté rivière, il s’en servait comme remise. Le projet est de rallonger la chape pour poser une terrasse de bois avec rambarde, dresser une façade ajourée avec sa porte d’entrée, répartir dans le volume un lit, une cuisine, une douche. Le robinet qui amène l’eau de la source est à trois cent mètres, devant la caravane d’Evola, la rivière à deux cent mètres, au bas de la pente, il n’y a pas d’évacuation et il il faudra connecter les panneaux solaires pour électrifier, mais le plus difficile sera de composer avec la forme en demi-sphère du dôme qui de surcroît est irrégulière car le propriétaire à commis une erreur: l’une des arches en tube est plus courte d’où un édifice affaissé. Les premiers jours je dessine, je mesure, je reporte les repères sur le bâtiment. Ensuite je réfléchis aux matériaux. Dernière fois que j’ai entrepris de construire, c’était il y a quinze ans, dans l’Ain. Les informations reviennent : nom des outils, des matériaux, temps de séchage et proportions, résistance et densité. Mais l’été espagnol est là. Terrible. Les sangliers se terrent. Les milans volent haut. La chaleur est suffocante. Tard couchés, tard levés, il reste deux heures pour travailler. Ensuite, il faut se mettre à l’abri. A chaque instant, nous barbotons dans la rivière. D’ailleurs le niveau baisse à vue d’œil. Depuis fin juin, pas une goutte de pluie. Le soir, léger mieux: brève séance de chantier avant l’apéritif. Toujours à creuser. Nous creusons devant le dôme. Chaque cinquante coups de pelle, il faut boire. Plus d’une fois s’accroupir pour éviter les vertiges (la tôle renvoie la chaleur, le jour la température avoisine les 40 degrés). Le trou aux bonnes dimensions, nous cherchons un maçon. Premier village à douze kilomètres. Renseignements pris, personne ne veut venir. A l’autre bout de la vallée, comme nous tentons de faire réparer le générateur d’Evola (la première année à Piedralma, c’était toute son électricité), j’avise au bar des camionneurs un type qui à l’air d’un maçon. “Je vous rappelle!”. Il ne rappelle pas. Alors nous calculons des quantités de sable et de ciment. Au dépôt le plus proche, l’ouvrier annonce qu’il nous faudra 5’000 kilos de mélange. Problème, le chemin est cabossé, la rivière périlleuse. Si le camion décharge sur l’autre berge, il serons contraints de peller dans la Nissan d’Evola, de mettre bas sur le terrain puis de à nouveau peller dans la bétonnière, chacun d’entre nous soulevant 7500 kilos. La solution, des sacs de 25 kilos. Nous passons commande. Le jour prévu, encore au lit sur mon toit de van, j’attends que résonne le coup de Klaxon du chauffeur. Il n’y a pas de réseau dans la vallée. Quand le Klaxon retentit, nous sautons en voiture, traversons la rivière. Le chauffeur-livreur décharge des poutres de sept mètres, des rouleaux de laine de roche et 144 sacs de mortier. Quarante la semaine suivante. Vingt celle d’après. A la fin juillet, la chape est enfin coulée, j’ai des carrelets pour la façade, j’ai récupéré dans une benne des fenêtres. Mais il est temps de rentrer. À Agrabuey, il fait à peine moins chaud. La mairie envoie des alertes incendie. Deux vallées plus loin, le mont brûle. Demi-nu à ma table de travail, je corrige L’ennui de parler avec les êtres humains. Les derniers jours du mois j’ai une satisfaction: le chantier est démarré, le toit ne fuit plus et je vois l’ordre des tâches telles qu’elle se succéderont jusqu’au dernier coup de pinceau — je me remets à mes corrections.
Puces 2
Peu de livres ce matin. Une Anthologie des manifestes du surréalisme éditée par J‑J. Pauvert, une Critique de Baudelaire chez Corti. Le reste, bon pour la gare. Le lendemain, j’y retourne, c’est pire. Sur l’entier du terrain, un unique carton de livres. La jeune fille qui tient le stand me lance: “servez-vous c’est gratuit!”.
Puces
Au marché aux puces côté Magic World, entièrement arabe, nette reprise du territoire depuis ma dernière visite il y a deux ans par les marchands de nourriture. Les produits passés en fraude et vendus au noir sont à prix cassés. Un Maghrébin à l’encan: vérifie Madame que c’est moins cher qu’au magasin!”. La Française: “Oh, le magasin, il y a longtemps qu’on y va plus!”.
83-PACA
Installé depuis trois jours au-dessus du port de Hyères. Le balcon donne sur la Marina: les faux-marins poncent leurs coques, les goëlands rient. Les légumes qui poussent dans les jardins sont délicieux. Ils permettent de racheter à coup de recettes fines, midi et soir, la vie comique-ridicule de ce parc d’attraction pour classe moyenne. Ne sachant que faire, cela depuis ma première visite il y a quatre ou cinq ans sinon ce que j’y fais, rejoindre Gala, je place mes lunettes dans la poche gauche de mes Bermudes, mes carnets de la Migros dans la poche droite et je vais à la Capitainerie. Le bâtiment gère le trafic vers Port-Cros. Il dispose de deux bancs, les seuls du port a bénéficier d’ombre en matinée (il fait trente-quatre degrés). Là, j’écris “L’ennui de parler avec les êtres humains”. La séance quotidienne terminée, j’achète une baguette, je remplis à l’épicerie le sac à dos de bière américaine (seule buvable) et retourne m’asseoir dans la chaise, sur le balcon, au-dessus des faux-marins ponceurs de coques.
Riudarenes
A la sortie de l’aéroport de Barcelone, recherche dans les monts de Girone d’un camping introuvable, à nouveau la route principale est coupée. Quand j’aboutis par une piste en forêt, réception et bar fermés, mais la propriétaire interrompt son repas, ouvre la barrière, me parle de son voyage à Budapest après que j’ai indiqué vivre en Hongrie. J’installe le van entre des troncs, je sors ma table et bois de la bière. De part et d’autre des couples à vélo, l’un polonais qu’accompagne un bull-dog, l’autre frère et sœur anglais qui part à la conquête des Pyrénées sans avoir tracé de vraie route (ce que je fais le lendemain pour eux, par mail, depuis la Côte-d’Azur).