Or

La vit­rine numérique du marc­hand d’or en ligne est pleine de promess­es: flu­id­ité dans l’exé­cu­tion des ordres, faib­lesse de la marge, garantie et sécu­rité. De quoi don­ner con­fi­ance. Au moment de pass­er l’or­dre d’achat, la tra­casserie. Pas une véri­fi­ca­tion d’i­den­tité, une fouille com­plète avec mise à nu. Con­va­in­cu de ma spécu­la­tion, je m’exé­cute. Cela ne suf­fit pas. Plus roy­al­istes que le roi, ces marchands serviles exi­gent une preuve “physique” de l’adresse de domi­cile. Et un numéro de télé­phone “val­able”. Après refus, je m’en vais lire la loi. Ces exi­gences n’en font pas par­tie. C’est une inter­pré­ta­tion abu­sive. Donc les marchands, apeurés par l’E­tat, en font tant et plus. Et de col­lecter un fais­ceau d’in­for­ma­tion typ­ique des régimes de total­ité: loca­tion du corps, géolo­cal­i­sa­tion télé­phonique, orig­ine et lieu de stock­age des avoirs. Il est vrai que pour vol­er tou­jours plus au nom de l’E­tat et des instances illégitimes qui lui com­man­dent (bureaux brux­el­lois), il faut par­faire l’outil.

Automne 4

Avant les vacances d’été, j’aver­tis le plom­bier qu’il fau­dra chang­er la chaudière. Je le lui rap­pelle en août. J’écris en sep­tem­bre. Début octo­bre, j’an­nonce que cela devient urgent. Hier, la tem­péra­ture baisse. Sans chaudière, j’al­lume mes poêles et rap­pelle le plom­bier. “Je vais deman­der les prix”, me dit-il.

Automne 3

Lumière fraîche, par­fum des feuil­lages, pistes silen­cieuses qui sépar­ent les val­lées, mon­trent depuis les hau­teurs les vil­lages de pierre blot­tis con­tre les riv­ières, lorsque le vélo roule sur le pavé des rues de tra­verse, j’en­tends des voix qui se répon­dent de mai­son en maison.

Automne 2

A la fin août l’abreuvoir des anci­ennes écoles est à sec. Je me ren­seigne. Le cours se serait-il déplacé? Y a‑t-il un bou­chon? Il y a quelques jours, je pose à nou­veau la ques­tion. Le paysan qui vit depuis 78 ans au vil­lage, dans la même mai­son, à quelques pas de l’abreuvoir, me dit qu’il n’a jamais vu ça. La source est tarie. Cet été, il a plu qua­tre jours et ces jours, juste quelques heures. Ce matin, je marche en par­tie basse de la val­lée où l’éleveur garde ses vach­es: son abreuvoir qui prend à une autre source est aus­si à sec. 

Automne

La nuit les coups de vent sec­ouent l’ar­bre de l’église, les noix roulent sur le pavé jusqu’au pied de ma chambre.

Traversée (fin)

Atteint Rincón de la Vic­to­ria ce début d’après midi après 1340 kilo­mètres et 15300 mètres de dénivelé. Dix jours et demi de route et de piste par les régions de Saragosse, Teru­el, Cuen­ca, Ali­cante, Albacete, Mur­cie, Almería, Grana­da et Málaga. 

Traversée 4

Au-dessus du désert de Gorafe, province de Grenade, l’un des lieux d’Eu­rope les plus désolés que j’aie vu, je remar­que sur le bord de la route une car­i­ole de la taille d’un gros canapé. Mon­tée sur des ron­delles de bois à peu près ron­des, chargée de bidons et de chif­fons, munie d’un volant de pneu et carénée de boîtes de con­serve, elle est arrêtée sur la pente de la vic­i­nale qui mène au désert. Quelques mètres plus loin, je trou­ve deux autres car­i­oles de la même fac­ture. Un homme en loques, le regard per­du, la barbe mêlée aux cheveux joue à répar­er avec beau­coup de sérieux le moteur de celle qui occupe la tête du con­voi. Voilà pourquoi tout est arrêté. Un tournevis et un marteau à la main, l’air con­cerné, l’homme va d’un engin à l’autre, il cherche la solution. 

Traversée 3

A Bar­ran­da, province de Mur­cie, un bar west­ern sur le bord de route, sa clien­tèle d’hommes vis­sés aux sièges, qua­tre ven­ti­la­teurs et deux cent mouch­es. Le serveur m’as­sure qu’il y a un hôtel. Je m’y rends. Il est dans les oliviers, au bout d’une piste ter­reuse, il est fer­mé. Une vieille dame remue de la fer­raille dans une pro­priété. Je l’ap­pelle. “Anto­nio doit se balad­er par là!”. Retour au bar, autre bière (à 5 kilo­mètres). Le serveur va télé­phon­er. Au bout d’un moment, il m’an­nonce que je peux me point­er là-bas, que je suis atten­du. Devant l’hô­tel, per­son­ne, mais une dame débar­que. Elle ouvre le por­tail, me tend une clef: “la porte de l’hô­tel est cassée, tu n’as pas besoin de t’en occu­per, demain ferme juste le por­tail!”. Elle m’en­caisse Euros 30.- et s’en va. Me voici seul dans un hôtel de trois étages. Le matin, je fais comme elle a dit. Au bar west­ern, mêmes clients que la veille. A la place du jeune serveur un jeune retraité. Il me pré­pare un café, un deux­ième café, un sand­wich au jam­bon long comme le bras et un litre d’eau. Quand il apprend que j’ai dor­mi à l’hô­tel: “ah, tu étais chez mon fils, alors toute cela est offert, bon voyage!”.

Traversée 2

La troisième étape com­mence, je n’ai tou­jours pas fait de repas chaud. La tem­péra­ture avoi­sine les 34 degrés, la terre est blanche, sur le vieux ter­ri­toire minier de Teru­el les cols suc­cè­dent aux cols. Mais la cadence est bonne. Mal­gré le repos en bivouac, j’en­chaîne 120 kilo­mètres en con­tinu. A Alia­ga, entre les pitons rocheux, je trou­ve de quoi pren­dre une douche, je dors en camp­ing en com­pag­nie d’un Gali­cien pêcheur en haute-mer (Norvège) venu à moto par­courir la “route du silence”. Un con­fort bien­venu car ce soir-là je manque m’é­vanouir alors que je dresse la tente (sous-ali­men­ta­tion).

Traversée de l’Espagne

Pris la route ce matin, dans les Pyrénées, pour rejoin­dre Mála­ga. Généreux comme on peut seul l’être devant une carte, j’ai tracé par les mon­tagnes, les parcs et les déserts. Le vélo pèse 27 kilos. Voilà deux semaines que je m’oc­cupe des détails. Au dernier moment j’ai mon­té des pneus de 40 mm en “tube­less”. J’emporte cui­sine et tente, trois bidons et un bam­bou mai­son pour tenir le vélo à l’ar­rêt. Le début de l’it­inéraire, je le con­nais, mais j’ai var­ié dès le soix­an­tième kilo­mètre afin de rejoin­dre l’an­ci­enne route pour Saragosse aujour­d’hui con­damnée. J’y suis presque quand le pre­mier com­pagnon de ren­con­tre me fait: “ma voiture est au park­ing, il te reste une petite heure de descente”. Au lac d’Ar­guis, je pique-nique, et passe sous l’au­toroute Pam­pelune-Barcelone. Le GPS me dirige sur une passerelle suiv­ie d’un chemin de cail­loux. L’an­ci­enne route est à portée de main, mais je ne la vois pas. Comme elle a été pilon­née, ce rac­cour­ci est peut-être oblig­a­toire. Et puis — c’est ce que je me répète depuis des années: si tu nav­igues avec un GPS, c’est pour lui faire con­fi­ance. Un heure durant, je me retrou­ve à pouss­er à la mon­tée sur une laie tapis­sée de roche, et encore une heure. Je n’en vois plus le bout mais refuse de faire demi-tour. D’abord, il n’est pas cer­tain que je trou­ve l’an­ci­enne route, ensuite ce serait per­dre l’ef­fort déjà con­sen­ti. Ce raison­nement, je le con­nais: c’est le plus mau­vais que l’on puisse faire. Et je me con­nais: je suis obstiné je cherche à prou­ver con­tre l’év­i­dence. Résul­tat: deux heures et demie à pouss­er le vélo sur un pier­ri­er, tou­jours plus à l’ouest, loin de l’az­imut. Sept cent mètres plus haut, j’ar­rive au som­met, je chevauche le vélo… et aus­sitôt en redescend. Même à la descente, le chemin est imprat­i­ca­ble. Surtout, je crains de cass­er mon matériel. Sacoches latérales, lumières, radar, fioul, rétro­viseur, le vélo ressem­ble à un sapin de Noël. Tout le long de la descente, jusqu’à la plaine, le matériel sec­oue, mais il tient. Quand j’at­teins Boléa, il fait nuit. Forte odeur de vach­es, maisons vides, tracteurs sur les sil­lons. Je me laisse gliss­er jusqu’à Huesca. Un ouvri­er qui dort en car­a­vane m’indique le camp­ing, il est fer­mé. Avec ça, je n’ai pas mangé. Une Chi­noise con­fec­tionne un sand­wich au lard. J’é­claire mon phare-bal­ai et quitte la ville par les faubourgs. J’en­tre dans un champ de blé sauvage, couche le vélo, passe la frontale sur la tête, mets sur rouge, pique la tente (les sar­dines sont rouges, la sous-toile est rouge, les blés sont rouges). Quand je m’al­longe enfin, je veux manger le sand­wich. Il est répug­nant. Je le jette. Les chiens com­men­cent d’aboy­er. Toute la nuit, ils aboient.