Bogota 3

Politesse de LM tour­nant à l’ob­séquiosité, comme si une adresse d’une voix neu­tre pou­vait déclencher des foudres.

Bogota 2

Grat­te-ciels entés sur le fond vol­canique, sans souci d’ur­ban­isme ni le moin­dre cal­cul esthé­tique. Effet angoissant.

Visite

Grande gen­til­lesse de LM qui me promène de quarti­er en quarti­er mon­trant les preuves de l’his­toire et les élé­ments du futur, con­va­in­cu que le pays se relève et relevé con­naî­tra une péri­ode dorée. 

Western

Sur un vélo cabossé dans la cir­cu­la­tion chao­tique du cen­tre-ville de Bogo­ta. Métrobus, livreurs, drogués, ambu­lants, tout devient pro­jec­tile et obsta­cle, il s’ag­it d’avoir les yeux aux fess­es. “Main­tenant, annonce LM, nous tra­ver­sons le West­ern”. En effet, dès la rue suiv­ante l’am­biance change. ls bâti­ments n’ont plus leurs façades, le trot­toir est jonché de bris de verre, des gnafrons men­di­ent, des corps sous Fen­tanyl se révulsent partout des spec­tres remuent les poubelles. Le soir j’écris aux amis: “depuis le Bow­ery à New-York dans les années 1980, je n’avais pas ressen­ti un tel sen­ti­ment d’in­sécu­rité”. Ajou­tons que LM a sa respon­s­abil­ité: si je suis para­noïaque, il l’est dou­ble­ment. Je veux pho­togra­phi­er, il me met en garde; me décou­vrir, il m’en empêche; m’ar­rêter, il crie “surtout pas!”, et quand je veux pass­er une cagoule anti-pol­lu­tion, il m’en dis­suade: on me prendrait pour un para­mil­i­taire. Bref, rien de tel pour vous faire peur. Ce que j’en retiens d’abord c’est qu’il ne vaut pas la peine de vivre ain­si: le spec­ta­cle est infra-humain. De retour dans son apparte­ment en toit d’im­meu­ble séparé des autres immeubles par des spi­rales de bar­belé tran­chant, chaque fenêtre, porte, issue et jusqu’à la douche pos­sé­dant par ailleurs son arme de con­tact en cas d’in­tru­sion (bal­ai, marteau, râteau, pic à glace), LM déclare: “je voulais com­mencer par le pire, désor­mais chaque quarti­er que nous vis­iterons te don­nera une meilleure impres­sion de notre mer­veilleuse capitale”. 

Colombiens

En Colom­bie, les gens dansent. Quand ils marchent, par­lent, réfléchissent, ils dansent. Quand ils arrê­tent de danser, on ne sait pas ce qu’ils deviennent.

Bogota

Quarti­er de la Can­de­lar­ia, immeubles courts sur des pentes raides. Blanche sur la hau­teur, acces­si­ble par le téléphérique, la basilique de Montser­rate. LM vit dans un apparte­ment en attique. La moitié occupe le dernier étage du bâti­ment, le reste est pris sur le ciel, fait de bois de récupéra­tion, de plas­tique de récupéra­tion, d’ob­jets trou­vés. Le tout est défendu par sept ser­rures: pre­mière porte sur l’ex­térieur, une ser­rure. Sec­onde, celle du couloir d’ac­cès à l’im­meu­ble, une ser­rure. Et la porte de l’ap­parte­ment cinq ser­rures, un casse-tête à com­bi­naisons vari­able. Comme l’élec­tric­ité a lâché, il faut éclair­er à la torche le trousseau héris­sé de clefs. Le soir où j’ar­rive, l’eau est coupée. “Repré­sailles du gou­verne­ment”, dit LM. Règne dans l’ap­parte­ment un désor­dre proche du chaos. Dif­fi­cile de pos­er quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une tasse, tous les plans sont occupés. Je mets mon sac à terre. Par­ti ce matin à 5h30 de Guatemala-ciu­dad, j’ai faim, j’ai soif. Nous man­geons un steak dans la rue cen­trale (cela ne veut rien dire). Aupar­a­vant, il faut tra­vers­er un marché aux puces mis­érable. Mil­liers d’ob­jets défectueux exposés sur des morceaux de toile jetés sur le sol par des indi­gents. Restau­rant pour faux-rich­es: le per­son­nel vous envie, les clients exis­tent à tra­vers cette envie. Excel­lente viande de bête. Patates créoles façon amandines. Et le tin­ta­marre habituel, et l’ab­sence de lumière qui fait intime. Au retour, arrêt chez une vielle dame encavée dans un bas d’im­meu­ble qui vend de l’épicerie et de l’al­cool, et retour dans le chaos de LM. 

El Dorado

Attente vex­a­toire à l’im­mi­gra­tion puis j’en­tre en Colom­bie. L‑M der­rière la bar­rière sou­ple, le dos arqué, chevelu, une barbe de trois jours, l’haleine d’ail. Heureux, désor­don­né, par­lant vite, le plus sou­vent incom­préhen­si­ble. Nous mon­tons dans un Trans­Mile­nio rouge. L‑M demande rede­mande, véri­fie, remer­cie, salue, par­le et par­le. “J’ai l’air d’un clochard, c’est un déguise­ment, c’est plus sûr”. Au change­ment de ligne, quand il va aux machines pour recharg­er la carte de bus, il se prend les pieds dans ses chaus­sures éventrées. 

AV22 pour Bogota

Sig­nal Attachez vos cein­tures allumé, l’air­bus d’A­vian­ca est prêt à par­tir quand l’in­di­en avec qui je partage le dou­ble siège du fond (rangée 31, con­tre les toi­lettes, la moins chère de l’avion) se lève. C’est un type de la cam­pagne, mal lavé, l’air égaré. Depuis que nous sommes à bord, il a fait qua­torze télé­phones hurlant dans le micro­phone: “c’est moi, allô… dans l’avion, je suis dans l’avion, ça va? oui, oui… moi je suis dans l’avion!”. Dans le haut-par­leur du télé­phone on entend des bébés qui pleurent, des chiens qui aboient, des coqs qui chantent. Et main­tenant, il se lève. 

-Vous ne pou­vez aller nulle part, la porte est fermée. 

-Il faut que j’y aille, dit-il, j’ai oublié de chang­er de l’argent. 

Il par­le un espag­nol mât­iné de Kaqchikel. 

-Asseyez-vous, lui fais-je, je vais appel­er l’hôtesse, et j’ac­tionne le bouton.

A l’hôtesse et à son col­lègue stew­art, il répète: “je veux descen­dre, j’ai oublié de chang­er de l’agent!”.

-Si vous descen­dez main­tenant, vous ne pour­rez pas remonter.

Je le regarde: “alors, que t’ai-je dit?” — je m’aperçois que je lui par­le comme à un enfant.

Alors cette ques­tion hal­lu­ci­nante de l’hôtesse:

-Où allez-vous?

Je coupe la parole à l’Indien:

-J’e­spère que nous allons bien à Bogota?

-A Madrid, dit l’Indien. 

-Eh bien, vous pour­rez chang­er votre argent à Madrid Monsieur.

-Il y a des ban­ques là-bas? demande alors l’Indien.

Et je me dis: à Madrid, cet Indi­en va à Madrid, mon Dieu!

Antigua 2

Plus aucun bus pour la cap­i­tale. Ce que m’ap­pren­nent des paysans con­tre le mur peint de la 7ème rue. Eux grimpent dans des véhicules sans fenêtres, vont aux champs, aux vil­lages. Reste un cou­ple. Un avion les attend à l’aéro­port inter­na­tion­al, à deux heures de route. Le mien est pour le lende­main, départ à l’aube. La résig­na­tion du cou­ple, la femme en jupes brodées et tabli­er, l’homme un cha­peau de paille tiré sur le front: “que peut-on y faire?”. Je ramène mon sac à dos à l’hô­tel Galería, je vais au marché. Der­rière l’al­lée aux fruits, entre les poulets et les tex­tiles, le parc d’au­to­bus pour “Guate”. Les car­rosseries à l’ar­rêt, portes ouvertes, dans le soleil. Pas de chauf­feurs. Par­tis se saouler au bureau de la com­pag­nie. Mau­vais signe. “Vous ne passerez pas, me dit le gar­di­en, l’In­ter­améri­caine est coupée à la hau­teur de San­to Tomás”. Et si j’al­lais à pied? Je fais mon cal­cul: 36 kilo­mètres. “Non, non… des bar­rages, il y en a partout¨”. Je ren­tre bre­douille au Galería, j’empoigne mon sac, je retourne au marché. Un moto-taxi est d’ac­cord de ten­ter le pas­sage. Je demande un casque. José-Luis n’en a pas. Il part l’emprunter. Le prix monte. Je vais boire une Gal­lo. Nous démar­rons. Cette Inter­améri­caine, je l’ai faite à l’aller pour rejoin­dre le lac Ati­tlán, c’est une suite de lacets et bien du ver­tige. Sauf que ce matin la route est déserte. Balu­chons et valis­es à la main, des familles, des ouvri­ers, des goss­es marchent sur le bas-côté. A nou­veau: mau­vais signe. La plu­part sem­ble “s’en retourn­er”. Cepen­dant, aucun bar­rage en vue. Mon pilote accélère. J’ai don­né 100 Quet­za­les pour l’essence. La con­di­tion: ne pas rouler à tombeau ouvert. D’abord mon pilote respecte, puis il s’ou­blie. Dans les descentes, il monte à 80 km/h, prend les virages au rasoir. J’ai un sac à dos, une sacoche, j’ai peur, nos casques s’en­tre­choquent. Et voici le pre­mier bar­rage. José-Luis salue un col­lègue d’An­tigua. Il attend devant le semi-remorque qui bloque l’In­ter­améri­caine depuis plus de cinq heures. Coïn­ci­dence ou mir­a­cle, un chef de piquet reçoit un ordre par télé­phone et annonce au porte-voix qu’il lais­sera pass­er un groupe de motards. José-Luis me dit “de ne plus bouger” et il se glisse entre les camions, les voitures, les char­i­ots. Exer­ci­ce réus­si nous fran­chissons le bar­rage juste avant qu’il ne se referme. Cette fois, il oublie ma con­signe: il roule à grande vitesse. Et il se plaint que je pèse sur ses épaules. Pour cause, je suis crispé, je suis effrayé. Et à nou­veau, bar­rage. Plus lourd. Des cen­taines de policiers anti-émeute sur­veil­lent les mil­i­tants qui tien­nent la route. Reven­di­ca­tion, José-Luis me l’ex­plique au début de cette nou­velle attente, refus de l’as­sur­ance véhicule oblig­a­toire que le gou­verne­ment vient d’im­pos­er par loi”. Et lui, qu’en pense-t-il? José-Luis est un type au physique épais, couleur de peau mar­ron choco­lat, les yeux rouges de pol­lu­tion. Il est pro­fesseur de sal­sa, éclairag­iste, souf­fleur de feu et moto-taxi. “Il y a du pour et du con­tre, dit-il, un bus vient de pass­er dans le ravin. Cinquante morts par­mi lesquels beau­coup de maris et d’en­fants”. Une demi-heure plus tard, nous sommes tou­jours arrêtés. Mou­ve­ments de foule, dis­cus­sions, police en obser­va­tion, impa­tience, cepen­dant per­son­ne ne s’én­erve. Une jeune femme for­mat camion­neur harangue: “ceci n’est pas une plaisan­terie, nous n’avons rien con­tre vous, mais vous resterez ici aus­si longtemps que le prési­dent ne cèdera pas!”. José-Luis lève les yeux au ciel. Il voit son salaire s’en­v­ol­er. Car le con­trat est ain­si fait: je paierai 400 Quet­za­les s’il me con­duit dans la zone 13, un secteur mil­i­taire sur les flancs de l’aéro­port. S’il n’y parvient pas, je ne paie rien. Soudain un ado­les­cent à moto tente de forcer le bar­rage. Prof­i­tant d’une faille il s’est glis­sé entre deux voitures qui manœu­vraient pour mieux ver­rouiller. La camion­neuse s’élance, attrape la moto par la roue arrière, l’ado­les­cent se ramasse. Il remonte en selle, donne des gaz. Elle se jette sur lui, arrache ses clefs de con­tact, les mon­tre à la foule: “per­son­ne ne passe!”. Cette fois la frus­tra­tion est pal­pa­ble. Je cherche une solu­tion. Sur la piste opposée, j’aperçois un fast-food. Plus bas, soit de l’autre côté du bar­rage, en direc­tion de Guatemala-ciu­dad, une sta­tion-essence. “Est-ce qu’il y aurait un sen­tier entre ces deux bâti­ments, par la forêt, dis-je à José-Luis, tu vois, pour les employés?”. Le pilote veut ten­ter. Nous por­tons la moto à tra­vers le fos­sé de sépa­ra­tion des pistes. La camion­neuse regarde faire. Nous entrons sur le park­ing du fast-food en sens-inter­dit au milieu des RAM des brigades d’in­ter­ven­tion. Hélas, véri­fi­ca­tion faite, le ter­rain du fast-food est entière­ment clô­turé. Mais un peu plus haut, il y a une route de tra­verse. Certes, elle pointe en direc­tion d’An­tigua, mais si elle aboutis­sait à une bifur­ca­tion? Là encore, faux espoir: elle se ter­mine devant une cimenterie. “Écoute, dis-je à José-Luis, quand nous descen­dions en direc­tion du dernier bar­rage, j’ai remar­qué un pan­neau San Cristo­bal. Si cette direc­tion est celle d’An­tigua, l’autre est celle de la cap­i­tale ou je me trompe?”. Son regard s’il­lu­mine. Il échange avec un employé de la cimenterie. Celui-ci des­sine un plan. Je pho­togra­phie le plan. Avant d’ac­célér­er, José-Luis se retourne: “C’est incroy­able, je vais t’en­gager!”. Le soir, enfin ren­du dans la zone 13, instal­lés dans le salon d’un hôtel de la colonie mil­i­taire, nous buvons des Gal­lo devant le jour­nal télévisé: les émeutes com­men­cent, les bar­rages brû­lent. Lorsque je me réveille à 5h30 pour prof­iter du taxi d’une homme d’af­faires brésilien vendeur d’es­suie-glaces, le gou­verne­ment à cédé, il n’y a plus d’as­sur­ance obligatoire.

Ouroboros

Il lisent un livre. Puis un sec­ond qui con­firme le pre­mier. Et un troisième qui va dans le sens des deux précé­dents. Comme le tout s’a­juste à leur sen­ti­ment, et pour cause puisque le choix était ori­en­té, ils font leur cette “théorie” et n’en démor­dent plus: elle est “la” théorie, l’ex­pli­ca­tion dernière de toutes choses. D’ailleurs si eux seuls le savent, c’est parce que des forces con­traires empêchent les gens d’avoir accès à ces livres, per­son­ne n’é­tant sup­posé com­pren­dre que c’est la “seule et unique” théorie.