Politesse de LM tournant à l’obséquiosité, comme si une adresse d’une voix neutre pouvait déclencher des foudres.
Western
Sur un vélo cabossé dans la circulation chaotique du centre-ville de Bogota. Métrobus, livreurs, drogués, ambulants, tout devient projectile et obstacle, il s’agit d’avoir les yeux aux fesses. “Maintenant, annonce LM, nous traversons le Western”. En effet, dès la rue suivante l’ambiance change. ls bâtiments n’ont plus leurs façades, le trottoir est jonché de bris de verre, des gnafrons mendient, des corps sous Fentanyl se révulsent partout des spectres remuent les poubelles. Le soir j’écris aux amis: “depuis le Bowery à New-York dans les années 1980, je n’avais pas ressenti un tel sentiment d’insécurité”. Ajoutons que LM a sa responsabilité: si je suis paranoïaque, il l’est doublement. Je veux photographier, il me met en garde; me découvrir, il m’en empêche; m’arrêter, il crie “surtout pas!”, et quand je veux passer une cagoule anti-pollution, il m’en dissuade: on me prendrait pour un paramilitaire. Bref, rien de tel pour vous faire peur. Ce que j’en retiens d’abord c’est qu’il ne vaut pas la peine de vivre ainsi: le spectacle est infra-humain. De retour dans son appartement en toit d’immeuble séparé des autres immeubles par des spirales de barbelé tranchant, chaque fenêtre, porte, issue et jusqu’à la douche possédant par ailleurs son arme de contact en cas d’intrusion (balai, marteau, râteau, pic à glace), LM déclare: “je voulais commencer par le pire, désormais chaque quartier que nous visiterons te donnera une meilleure impression de notre merveilleuse capitale”.
Bogota
Quartier de la Candelaria, immeubles courts sur des pentes raides. Blanche sur la hauteur, accessible par le téléphérique, la basilique de Montserrate. LM vit dans un appartement en attique. La moitié occupe le dernier étage du bâtiment, le reste est pris sur le ciel, fait de bois de récupération, de plastique de récupération, d’objets trouvés. Le tout est défendu par sept serrures: première porte sur l’extérieur, une serrure. Seconde, celle du couloir d’accès à l’immeuble, une serrure. Et la porte de l’appartement cinq serrures, un casse-tête à combinaisons variable. Comme l’électricité a lâché, il faut éclairer à la torche le trousseau hérissé de clefs. Le soir où j’arrive, l’eau est coupée. “Représailles du gouvernement”, dit LM. Règne dans l’appartement un désordre proche du chaos. Difficile de poser quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une tasse, tous les plans sont occupés. Je mets mon sac à terre. Parti ce matin à 5h30 de Guatemala-ciudad, j’ai faim, j’ai soif. Nous mangeons un steak dans la rue centrale (cela ne veut rien dire). Auparavant, il faut traverser un marché aux puces misérable. Milliers d’objets défectueux exposés sur des morceaux de toile jetés sur le sol par des indigents. Restaurant pour faux-riches: le personnel vous envie, les clients existent à travers cette envie. Excellente viande de bête. Patates créoles façon amandines. Et le tintamarre habituel, et l’absence de lumière qui fait intime. Au retour, arrêt chez une vielle dame encavée dans un bas d’immeuble qui vend de l’épicerie et de l’alcool, et retour dans le chaos de LM.
El Dorado
Attente vexatoire à l’immigration puis j’entre en Colombie. L‑M derrière la barrière souple, le dos arqué, chevelu, une barbe de trois jours, l’haleine d’ail. Heureux, désordonné, parlant vite, le plus souvent incompréhensible. Nous montons dans un TransMilenio rouge. L‑M demande redemande, vérifie, remercie, salue, parle et parle. “J’ai l’air d’un clochard, c’est un déguisement, c’est plus sûr”. Au changement de ligne, quand il va aux machines pour recharger la carte de bus, il se prend les pieds dans ses chaussures éventrées.
AV22 pour Bogota
Signal Attachez vos ceintures allumé, l’airbus d’Avianca est prêt à partir quand l’indien avec qui je partage le double siège du fond (rangée 31, contre les toilettes, la moins chère de l’avion) se lève. C’est un type de la campagne, mal lavé, l’air égaré. Depuis que nous sommes à bord, il a fait quatorze téléphones hurlant dans le microphone: “c’est moi, allô… dans l’avion, je suis dans l’avion, ça va? oui, oui… moi je suis dans l’avion!”. Dans le haut-parleur du téléphone on entend des bébés qui pleurent, des chiens qui aboient, des coqs qui chantent. Et maintenant, il se lève.
-Vous ne pouvez aller nulle part, la porte est fermée.
-Il faut que j’y aille, dit-il, j’ai oublié de changer de l’argent.
Il parle un espagnol mâtiné de Kaqchikel.
-Asseyez-vous, lui fais-je, je vais appeler l’hôtesse, et j’actionne le bouton.
A l’hôtesse et à son collègue stewart, il répète: “je veux descendre, j’ai oublié de changer de l’agent!”.
-Si vous descendez maintenant, vous ne pourrez pas remonter.
Je le regarde: “alors, que t’ai-je dit?” — je m’aperçois que je lui parle comme à un enfant.
Alors cette question hallucinante de l’hôtesse:
-Où allez-vous?
Je coupe la parole à l’Indien:
-J’espère que nous allons bien à Bogota?
-A Madrid, dit l’Indien.
-Eh bien, vous pourrez changer votre argent à Madrid Monsieur.
-Il y a des banques là-bas? demande alors l’Indien.
Et je me dis: à Madrid, cet Indien va à Madrid, mon Dieu!
Antigua 2
Plus aucun bus pour la capitale. Ce que m’apprennent des paysans contre le mur peint de la 7ème rue. Eux grimpent dans des véhicules sans fenêtres, vont aux champs, aux villages. Reste un couple. Un avion les attend à l’aéroport international, à deux heures de route. Le mien est pour le lendemain, départ à l’aube. La résignation du couple, la femme en jupes brodées et tablier, l’homme un chapeau de paille tiré sur le front: “que peut-on y faire?”. Je ramène mon sac à dos à l’hôtel Galería, je vais au marché. Derrière l’allée aux fruits, entre les poulets et les textiles, le parc d’autobus pour “Guate”. Les carrosseries à l’arrêt, portes ouvertes, dans le soleil. Pas de chauffeurs. Partis se saouler au bureau de la compagnie. Mauvais signe. “Vous ne passerez pas, me dit le gardien, l’Interaméricaine est coupée à la hauteur de Santo Tomás”. Et si j’allais à pied? Je fais mon calcul: 36 kilomètres. “Non, non… des barrages, il y en a partout¨”. Je rentre bredouille au Galería, j’empoigne mon sac, je retourne au marché. Un moto-taxi est d’accord de tenter le passage. Je demande un casque. José-Luis n’en a pas. Il part l’emprunter. Le prix monte. Je vais boire une Gallo. Nous démarrons. Cette Interaméricaine, je l’ai faite à l’aller pour rejoindre le lac Atitlán, c’est une suite de lacets et bien du vertige. Sauf que ce matin la route est déserte. Baluchons et valises à la main, des familles, des ouvriers, des gosses marchent sur le bas-côté. A nouveau: mauvais signe. La plupart semble “s’en retourner”. Cependant, aucun barrage en vue. Mon pilote accélère. J’ai donné 100 Quetzales pour l’essence. La condition: ne pas rouler à tombeau ouvert. D’abord mon pilote respecte, puis il s’oublie. Dans les descentes, il monte à 80 km/h, prend les virages au rasoir. J’ai un sac à dos, une sacoche, j’ai peur, nos casques s’entrechoquent. Et voici le premier barrage. José-Luis salue un collègue d’Antigua. Il attend devant le semi-remorque qui bloque l’Interaméricaine depuis plus de cinq heures. Coïncidence ou miracle, un chef de piquet reçoit un ordre par téléphone et annonce au porte-voix qu’il laissera passer un groupe de motards. José-Luis me dit “de ne plus bouger” et il se glisse entre les camions, les voitures, les chariots. Exercice réussi nous franchissons le barrage juste avant qu’il ne se referme. Cette fois, il oublie ma consigne: il roule à grande vitesse. Et il se plaint que je pèse sur ses épaules. Pour cause, je suis crispé, je suis effrayé. Et à nouveau, barrage. Plus lourd. Des centaines de policiers anti-émeute surveillent les militants qui tiennent la route. Revendication, José-Luis me l’explique au début de cette nouvelle attente, refus de l’assurance véhicule obligatoire que le gouvernement vient d’imposer par loi”. Et lui, qu’en pense-t-il? José-Luis est un type au physique épais, couleur de peau marron chocolat, les yeux rouges de pollution. Il est professeur de salsa, éclairagiste, souffleur de feu et moto-taxi. “Il y a du pour et du contre, dit-il, un bus vient de passer dans le ravin. Cinquante morts parmi lesquels beaucoup de maris et d’enfants”. Une demi-heure plus tard, nous sommes toujours arrêtés. Mouvements de foule, discussions, police en observation, impatience, cependant personne ne s’énerve. Une jeune femme format camionneur harangue: “ceci n’est pas une plaisanterie, nous n’avons rien contre vous, mais vous resterez ici aussi longtemps que le président ne cèdera pas!”. José-Luis lève les yeux au ciel. Il voit son salaire s’envoler. Car le contrat est ainsi fait: je paierai 400 Quetzales s’il me conduit dans la zone 13, un secteur militaire sur les flancs de l’aéroport. S’il n’y parvient pas, je ne paie rien. Soudain un adolescent à moto tente de forcer le barrage. Profitant d’une faille il s’est glissé entre deux voitures qui manœuvraient pour mieux verrouiller. La camionneuse s’élance, attrape la moto par la roue arrière, l’adolescent se ramasse. Il remonte en selle, donne des gaz. Elle se jette sur lui, arrache ses clefs de contact, les montre à la foule: “personne ne passe!”. Cette fois la frustration est palpable. Je cherche une solution. Sur la piste opposée, j’aperçois un fast-food. Plus bas, soit de l’autre côté du barrage, en direction de Guatemala-ciudad, une station-essence. “Est-ce qu’il y aurait un sentier entre ces deux bâtiments, par la forêt, dis-je à José-Luis, tu vois, pour les employés?”. Le pilote veut tenter. Nous portons la moto à travers le fossé de séparation des pistes. La camionneuse regarde faire. Nous entrons sur le parking du fast-food en sens-interdit au milieu des RAM des brigades d’intervention. Hélas, vérification faite, le terrain du fast-food est entièrement clôturé. Mais un peu plus haut, il y a une route de traverse. Certes, elle pointe en direction d’Antigua, mais si elle aboutissait à une bifurcation? Là encore, faux espoir: elle se termine devant une cimenterie. “Écoute, dis-je à José-Luis, quand nous descendions en direction du dernier barrage, j’ai remarqué un panneau San Cristobal. Si cette direction est celle d’Antigua, l’autre est celle de la capitale ou je me trompe?”. Son regard s’illumine. Il échange avec un employé de la cimenterie. Celui-ci dessine un plan. Je photographie le plan. Avant d’accélérer, José-Luis se retourne: “C’est incroyable, je vais t’engager!”. Le soir, enfin rendu dans la zone 13, installés dans le salon d’un hôtel de la colonie militaire, nous buvons des Gallo devant le journal télévisé: les émeutes commencent, les barrages brûlent. Lorsque je me réveille à 5h30 pour profiter du taxi d’une homme d’affaires brésilien vendeur d’essuie-glaces, le gouvernement à cédé, il n’y a plus d’assurance obligatoire.
Ouroboros
Il lisent un livre. Puis un second qui confirme le premier. Et un troisième qui va dans le sens des deux précédents. Comme le tout s’ajuste à leur sentiment, et pour cause puisque le choix était orienté, ils font leur cette “théorie” et n’en démordent plus: elle est “la” théorie, l’explication dernière de toutes choses. D’ailleurs si eux seuls le savent, c’est parce que des forces contraires empêchent les gens d’avoir accès à ces livres, personne n’étant supposé comprendre que c’est la “seule et unique” théorie.