Comprendre puis critiquer, certes. Se défier de ce qui abuse la crédulité, bien sûr. Mais à l’avenir il s’agira de préserver l’intériorité et toutes les facultés héritées qui l’entretiennent, de la plus triviale, la conversation, à la plus complexe, la prière, de la plus technique, la grammaire, à la plus subtile, la contemplation, de la plus immédiate, l’autonomie du corps, à la plus exigeante, l’exploit physique.
Public
Durant les jours de grande chaleur de la fin juillet, une ministre parisienne parle de “publics fragiles”. Interdit, voire choqué, je gardais cela en mémoire. Aujourd’hui, je tombe sur un passage de Walter Lippman daté de 1938. L’économiste néo-libéral déclare “le public doit être mis à sa place”. Il fait allusion au peuple d’Amérique. De France ou d’Amérique, cette rhétorique marque assez l’idée que se font les politiciens des rapports de privilège qu’implique la scène sur laquelle les imbéciles les ont hissés.
De l’indifférencié
Il n’existe aucune relation entre deux points avant qu’elle ne soit pensée. Dire que toutes les relations existent, c’est dire la même chose : hors le choix de conscience, il n’y a que de l’indifférencié. Le monde est interprétation. L’interprétation, discours et il faut autant de discours que possible pour faire apparaître un monde qui mérite d’être vécu.
Maison
Apéritif à la Maison du peuple. Le bâtiment est des années 1960. La terrasse donne sur le carrefour. Le trafic est continu. A quelques centimètres des tables, déboulent de la piazza Michelangelo les bus, 36, 37 et 11. Ils roulent en direction de Sienne. La cuisine a son guichet ouvert. Deux pizzas grandes comme des lunes sont posées sur le comptoir du bar: les gens se servent. Gala commande un spritz, je me serre une Perroni dans le frigidaire. Nous voilà assis. En face, un bâtiment identique, celui-là résidentiel, construit par le même architecte. Balcon munis de tabliers de ciment. Un modèle proche du carton à chaussures. L’ensemble qui est sans charme évoque l’utopie moderniste de ces années-là. On avançait pas encore masqué. L’ambiance, à l’avenant; les clients du lieu sont aussi variés que simples. Adolescents, ouvriers qui sortent du chantier, une demi-grue, une famille du quartier (elle semble manger pour la première fois depuis le début du mois — les gosses dévorent la pizza gratuite). J’aime cet endroit. Gala: “ton côté prolétaire”. Une chose est sûre, ce mardi j’ai détesté Florence. Il fallait s’y rendre pour faire le service de la voiture. Ma voiture, grande. Trop grande pour Florence. De fait, toutes les voitures sont trop grandes pour Florence. Ville de pierre, rues d’art, boyaux, venelles, théâtre urbain, madones suspendues, la conduite met les nerfs à vif. Mais ce n ‘est pas cela. Ce sont les gens. Ils déambulent devant les vitrines des enseignes internationales, au pied des palais Renaissance, perdus dans leurs écrans, véritable marchandise circulante. Triste défilé dans une capitale qui est belle, qui pourrait être magnifique, si elle ne servait de parc d’attraction. La Maison du peuple, c’est tout le contraire: il ne s’y passe rien qui soit de commande. Les enfants mangent de la pizza parce qu’ils sont gourmands, les ouvriers boivent parce qu’ils sont fatigués, la grue fait le tapin parce qu’elle est une grue, le serveur plaisante parce que la soirée serait longue s’il tirait la tête. Et les prix à l’avenant, modestes, de sorte que nous avons là un bar où l’on peut boire plutôt qu’un bar où l’on vient pour poser — j’aime beaucoup.
Florence en été
Toujours cette belle chaleur. Les voisins sont partis à la mer. Je sors à peine. Levé tard, je traduis, puis je lis, dors, lis encore, me couche pour la nuit. C’est à peine si j’ouvre la porte qui donne sur l’extérieur. Ne serait-ce que le soleil, mais il y a les moustiques, virulents et furtifs, plus nombreux et voraces qu’à Malaga. Vivre ainsi donne le sentiment d’être encapsulé. L’appartement est logé dans une corps de ferme, mais celui-ci est peut-être logé dans une navette spatiale. A en juger par la température, elle dérive vers le soleil. D’ailleurs, si j’entends l’oie, les coqs, les chiens et les colombes, je ne les vois pas; il doit s’agir d’enregistrements. Reste les lézards. Sont-ils pas compatibles avec l’atmosphère exo-terrestre?
I.A.3
“En matière de jeux vidéo ou de films, l’immersion virtuelle va bientôt être visuellement indissociable du réel. Le rôle du virtuel en tant qu’échappatoire pour vies dénuées de sens des “gens qui ne sont rien” fait à mon avis partie de la stratégie des classes dominantes pour la gestion des masses dans un monde où elles deviennent inutiles.” Vincent Vershoore.
I.A.2
Hier, dans le grand magasin d’électronique Media World de Scandicci. Un écran sous le bras, je fais la file pour les caisses. Il y a du monde, je suis pressé. Un vieil adolescent dans un pyjama, malpropre, sans dire bonjour, m’adresse une demande. Je fais répéter. Encore. A la troisième répétition, je comprends. Il dit: “avez-vous des choses urgentes à faire, sinon je vous précède!” Je fais signe d’y aller. Nerveux, transpirant, le visage démangé de tics, il regarde avec émotion la manette de jeux vidéo qu’il va acheter.
Incendie à la ferme
Je skie sur l’herbe. En bas de la pente apparaît la ferme familiale. La porte est ouverte, la lumière allumée. J’appelle. Il n’y a personne. L’incendie démarre. Le feu prend à l’extérieur. La façade de bois s’embrase. “Quer faut-il sauver en pareil cas?”, me dis-je. Je ne trouve pas. “Tu t’es préparé à ces risques, tu dois savoir!” Je me précipite dans l’escalier, cherche les liasses de billets cachées sous les piles d’habits, dans l’armoire de pin. Je trouve les sachets de vrenelis. Du salon, j’apelle les secours au 112. Deux agents viennent. Il regardent les flammes. Demandent mon identité.
-Mais ça brûle, c’est urgent!
-Oui, oui, on voit ça! En attendant, préparez-nous un café!
Je cours dans le jardin, creuse la terre, j’enfouis les pièces d’or. De la montagne enneigée déboulent trois camions de pompier rouges.
-Il sont beaux ces nouveaux modèles, commentent les agents, mais est-ce qu’ils viennent ici?