Mon bref séjour de dix semaines en Toscane me fait dire: ces gens d’Italie n’ont que des qualités. Mais comment font-ils? Pour se mouvoir dans une telle concentration de collines et de vallées. Comment font-ils? Leur territoire me rappelle ces chiens à peau plissée, les Sharpei. Aux temps préhistoriques, un titan aura donné un coup de pied contre les falaises côtières provoquant une brusque surtension de l’espace. Le Ministère des travaux public le sait: nuit et jour, il creuse des tunnels et jette des ponts. Pour ceux qui circulent et sont nés ailleurs — les étrangers placés face à cet étrange phénomène — c’est un enfer!
Dieu
Que Dieu soit nommé est le meilleur des remparts contre l’aberration qui consiste à remplir le ciel d’illusions secondaires, tout aussi fabriquées, moins subtiles. Dieu, c’est l’habitude: on se partage et se confronte, on aime ou fustige, certain prient d’autres protestent. Vacant, la place n’est plus occupée par quelque chose d’assez visible pour que l’on puisse lui donner nom. C’est dire que cela se complique. Le régime d’occupation n’a pas changé. Il y a un occupant. Ses administrateurs, ses créanciers, ses thuriféraires y veillent. Il n’est que de voir le pape (l’imbécile vaticanais en poste), il ne sait plus où donner de la tête: ahuri d’Amérique, pousse coloniale, demi-communiste, il voit bien que l’affaire lui échappe. Alors, minable entre tous, il se met en devoir de concurrencer les pouvoirs temporels de basse extraction, parle politique et chiffons. Non vraiment, mieux vaut conserver en place ce Dieu auquel nous étions habitués, que de prétendre qu’il est mort, rangé au magasin des antiques et subir derechef les pouvoirs incontrôlés de quelques agissants, larrons de la métaphysique complotant derrière des Concepts neufs (comme si cela pouvait être, “neuf” — allons Messieurs!)
Nature
Dans l’arbre rouge du jardin, des oiseaux affolés, rapides, petits. J’ouvre la fenêtre, je me penche. Ils jouent, piquent vers le ciel, se heurtent et s’évitent, retournent dans les branches. Neuf semaines que je suis absent. Ils ne savent pas que je suis là. Ce matin, l’arbre — silencieux — rouge — attentif à ma présence.
Gênes
Gênes, aussi laide que Toulon (moins agressive cependant). Fripée, tordue, odorante. Un vieux bouquin qui aurait pris l’eau. L’avenue principale est flanquée de bâtisses à colonnades. On croirait des théâtres. Cinquante théâtres au ventre vide. Dans les rues étroites tendues de lessive, presque des boyaux, une population de toutes les couleurs, mais délavée. Beaucoup d’Andins. Des noirs en uniformes portuaire, des musulmans vendeurs de semoule. L’air triste. Usé. Même les Italiens ont perdu le sourire. Je pensais à Pontianak. La capitale du Bornéo indonésien. J’y suis allé il y a trente ans. J’arrivais de Kuching-Sarawak. Nous logions sur les bords du fleuve noir, gris, jaune qui coupe la ville en deux. Pour aller boire, il fallait prendre une barque. Avec Olofso, nous regardions l’eau avec crainte. Combien de temps pouvait-on survivre dans cette eau puante? Puis au centre, dans des rues interlopes, entre des magasins vides, nous avons croisé un adolescent à guitare. A tue-tête, il a chanté “Aline” de Christophe. Il avait appris la chanson mais ignorait tout de la langue. Nous avons traduit les paroles. Il me semblait que c’était ça, le tiers-monde. Mais il n’y a plus besoin d’aller aussi loin — il y a Gênes ou Toulon.
Gênes 2
Embarqué sur l’Excellent, un ferry de neuf étages. Prévu pour midi, le départ est retardé de deux heures. Les voitures sont à l’arrêt sur les pistes. Quelques touristes à destination de Barcelone patientent sous un soleil brûlant. De l’autre côté de la clôture, cinq, six, sept cent Marocains. Ils passent les premiers, rangent leurs véhicules surchargés ( ficelés sur le toit, frigorifiques, matelas et vélos) dans le fond de la cale. Avec le couple espagnol qui me précède, nous improvisons un apéritif. Chips, “birra Moretti”. A bord, je dispose d’une cabine familiale. Au dernier moment, Gala a renoncé à venir. Installé sur le pont, je lis Dantec et bois. Le couple de Madrilènes me rejoint, nous parlons jusqu’à la nuit. Au lever du jour, la côte catalane est en vue.
Simplicité
“Simplicité de la vie que nous ne saurions plus imaginer”, écrit Calaferte. Souvent je pense à cette simplicité perdue. Elle rejoint en quelque sorte la vertu: accepter ce qui est, vivre. D’aucuns imaginent qu’il suffit de réorganiser son quotidien. Mais c’est l’esprit, travaillé de tant d’inutiles spéculations, qui ne peut plus accéder au réel. Seule la vieillesse permet de renouer un peu avec cette simplicité. Hélas, ici, aucun modèle de renouveau, car ce n’est pas la vieillesse qui fait le monde, mais bien le monde la vieillesse.