Mon grand-père me glissait dans la main des pièces de Fr. 5.-. Je n’ai jamais su combien cela valait, mais j’étais impressionné.
An 2 (XXXVII)
Les naïfs ou pour faire vieux jeu les Salauds de Sartre, dont certains étaient encore hier matin des amis disent: “rien ne change”, expression industrielle qui recoupe l’espérance d’un “retour à la normale”. Etrange pour des gens qui ont été formés comme nous le sommes tous à l’idée de progrès. Constatons que, sauf dans le paradoxe de Zénon, le truc de la flèche, rien n’est jamais immobile et que de mémoire humaine, rien jamais n’est revenu (pas même le Seigneur). Mais alors quoi? Se rassurer en un tournemain, voilà qui n’est plus de la naïveté, mais de l’imbécillité. Disons-le, personne ne sait prévoir. Donc anticiper. Je ne prévois pas, je n’anticipe pas. Prétendre le faire signifie simplement que l’on impose quelque chose à quelqu’un et que ce quelque chose, dès lors qu’on l’impose, est antérieur au moment de l’imposition. Il suffit d’ajouter : “je savais”. (les vaccins sont sans rapport avec le virus, il existaient avant lui). Si comme moi, comme vous, les imbéciles n’anticipent pas, c’est que nous sommes des personnes bien faites mais limitées et que par ailleurs, étant à peu près sains, nous ne cherchons pas à imposer. Mais voilà, si je dis “imbéciles” en parlant des naïfs c’est qu’ils répètent “rien ne change” alors que déjà — un coup d’œil suffit à le constater — tout est changé.
Amitié
Installé sur cette terre grecque aux paysages de début d’un monde, Aristote écrit L’éthique à Nicomaque. Devant Athènes, l’horizon. Dans la ville les citoyens que l’on assemble selon des lois mais que l’on peut aussi assembler selon les règles courtoises de l’amitié. La langue et l’invite portent aussi loin que porte la voix: c’est la distance à laquelle se tiennent les hommes (la guerre fait partie de ce bien). L’amitié, la sympathie, car la civilisation n’a pas encore le poids monstrueux qu’elle acquerra bientôt sous l’effet vertigineux de la pierre, du métal et du charbon, de l’atome et du numérique.
Visée
L’outil appelle la collaboration, la collaboration le vêtement; ne va pas nu qui franchit le cercle intime de la famille ou du groupe. Douze mille ans après le néolithique, nous voici à la fin du vingtième siècle: apparaît l’outil des outils que l’on nomme en raison de sa fonction première, le téléphone (portable). Un vecteur individuel d’interaction avec le monde des machines qui informe, conforme, ordonne, simplifie et complique les relations entre l’homme et les hommes, entre l’homme et le monde. Quoique subtil entre tous, cet outil est encore un médiateur et à ce titre un lointain héritier de la pierre polie. L’un comme l’autre sont extérieurs ou si l’on veut “devant l’homme”. L’individu ouvre la main, saisit le téléphone, le manipule. Après les outils et l’outil des outils, a lieu ces jours une troisième révolution. Au terme d’un processus de dématérialisation le téléphone libère son contenu qui s’introduit sous la peau et fait irruption dans le corps propre. Ravis de la prouesse technique les scientistes baptisent le résultat, c’est l’homme connecté. Or, l’expression est trompeuse. Car il ne peut être question d’homme puisque qu’il n’est plus question d’autonomie (laquelle exige un degré limité de dépendance); en réalité, nous avons affaire à un “objet connecté”. Désormais il faut ranger au côté des cafetières programmables, des tondeuses intelligentes, des robots de loisir et des algorithmes de reconnaissance, un objet nouveau, l’homme. Il est d’ailleurs vraisemblable — c’est la meilleure hypothèse — que la refonte capitaliste opérée à la faveur de la crise du virus ait pour visée principale ce devenir-objet de l’homme. Ce qui implique en toute logique que les dépositaires de la visée se sont auto-soustrait de ce projet de requalification du groupe humain.
Silence
La nuit les grillons sont à ma fenêtre. Les échos de leur chant donnent la mesure du silence. A trois heures trente, passereaux et mésanges sifflent dans l’impasse. Jusqu’à six heures, se succèdent les jeux de voltige et les bruits d’ailes. A l’annonce de l’aube, silence. Le phénomène est soudain: tout s’arrête, la lumière monte. Vingt minutes plus tard il fait jour. Alors surgissent les hirondelles. Parties des toits de pierre, elles planent au-dessus des rues, plongent et rasent le pavé et remontent au ciel. Quand le premier voisin (il n’y en a que deux) ouvre sa porte, je me rendors.