Madrid 2

Com­ment résumer mieux le car­ac­tère des Espag­nols que par cette anec­dote? Près de la bouche de Métro Alon­so Mar­tinez, j’at­tends les enfants. Devant moi marche lente­ment, penché sur son télé­phone, un jeune. Dans l’in­stant, il n’a sem­ble-t-il aucune notion de l’en­vi­ron­nement. Or, il se dirige vers un bus dont le chauf­feur main­tient la porte ouverte pour charg­er de pos­si­bles retar­dataires. Ayant jugé que le jeune est de ceux-là, mais qu’il va trop lente­ment, le chauf­feur lance sans impa­tience mais à force voix: “Te vienes ?”. Sur­pris, cher­chant qui l’a­pos­tro­phe, le jeune d’une voix plus forte encore: “No! Gra­cias hombre!”.

Madrid

Dans les beaux quartiers de Madrid aux rues larges et claires, Goya, Cham­berí, Arguëlles. Les arbres sont verts, l’air est tiède, les con­ver­sa­tions partout. Peu de traf­ic, aucun touriste. Un été inhab­ituel: même sur la Gran Via, boule­vard kitsch de la cap­i­tale, on par­le espag­nol. En coulisse, partout où les vieilles bâtiss­es offrent un trou les Chi­nois rangent et comptent, mais eux aus­si vaque­nt lente­ment. Il y a quar­ante ans, je me prom­e­nais tous les mer­cre­dis, jour sans class­es, dans Madrid. C’é­tait mon plus grand loisir. Je mar­chais des heures, ne m’ar­rê­tais que pour deman­der un verre d’eau dans un bar. Vêtus de blanc, les garçons le ser­vaient avec des glaçons et une longue cuil­lère. La ville a changé. Moins que d’autres cepen­dant, les restes de la civil­i­sa­tion antérieure sont tou­jours là: kiosques de fonte, cafés gar­nis d’azule­jos, concierges dans leurs loges, aveu­gles cri­ant la loterie. Un com­merce sur trois est à l’a­ban­don, pour­tant cha­cun se com­porte si de rien n’é­tait (du moins ici, au cen­tre, côté ren­tiers). Puis cette chose étrange dont il serait trop long de tir­er une expli­ca­tion: quoique l’oblig­a­tion ait été lev­ée il y a un mois déjà, tous les Madrilènes vont affublés d’un masque. Tout à l’heure, une ravis­sante gamine masquée nous ouvrait l’ap­parte­ment de loca­tion. Il est immense, décoré de pein­ture mod­erne, pos­sède un bal­con à balus­tres qui donne sur une rue tran­quille. A son pied, sur un tréteau, les tables d’un restau­rant hup­pé. Un couloir de par­quet mène aux cham­bres. Les enfants s’ex­tasient sur le jacuzzi, la douche de mar­bre blanc, les hauts lits. Aus­sitôt finies les for­mal­ités, nous sor­tons explor­er. A une heure du matin, les gens sont tou­jours sur les ter­rass­es et boivent, et man­gent. Le lende­main, journée Aplo: il s’ag­it de lui acheter des cos­tumes deux-pièces en prévi­sion de son entrée chez Bucher­er. L’af­faire n’est pas sim­ple muni qu’il est d’un “code couleurs” désig­nant les nuances légales pour chaque élé­ment, pan­talon, veste, cra­vate, chaus­settes, chaus­sures — pour moi, je n’ai jamais lacé une cra­vate. Surlen­de­main, journée Luv: il s’ag­it de vis­iter des loge­ments étu­di­ants car elle com­mence une école de graphisme dans la capitale. 

An 2 (XXXXII)

La vitesse de dérive que le clan oli­garchique imprime au sys­tème doit être éval­uée selon sa capac­ité à rem­plac­er “le peu­ple qui lit” par “le peu­ple qui regarde”.

Littérature 6

Le créa­teur n’a besoin que de son œuvre. Il écrit, il peint, il com­pose pour se lire, se voir, s’é­couter. Pour s’en­ten­dre avec soi-même.

Faire

Sujet naturel de fierté, ce que l’on accom­plit moyen­nant effort. Mais aus­si, moins l’on en fait, plus on en est fier.

Rue

Au vil­lage, étrange prox­im­ité avec l’ex­térieur. La rue qui est là, der­rière ma cham­bre, mon lit, le mur fait chaque jour un peu plus par­tie de moi. Je recon­nais les bruits, le souf­fle, l’odeur. Je con­nais les hiron­delles, le gril­lon, la guêpe maçonne. Ce dimanche, jetant un œil sur la rue comme le paysan pas­sait, je lui dis: “je vais la net­toy­er”. C’é­tait dit. En soirée, avec une tru­elle, une brosse et une ramas­soire, je me suis mis au tra­vail. J’ai tranché à la racine les mau­vais­es herbes qui poussent dans les fis­sures du trot­toir, ramassé les feuilles qui depuis l’au­tomne croupis­sent dans un coin, soulevé une vieille crotte. Le lende­main, je trou­ve le paysan et sa femme qui con­sid­èrent le résul­tat de haut (la rue est en pente): ” Bien, très bien, tu as vu comme il a fait ça? C’est vrai­ment bien!”.

Madrid 1978

Lacis de routes, chemins, gira­toires fraîche­ment coulés sur les prés. Empreintes noires de bitume qui bril­lent au soleil. Innom­brables aux alen­tours de la cap­i­tale pen­dant la curée immo­bil­ière des dernières années du règne de Fran­co, ces tracés attendaient en silence bâti­ments, bureaux, super­marchés, écoles. C’é­taient à l’échelle d’un aéro­port autant de répliques de ces tapis de jeux pour nour­ris­sons tam­pon­nés de couleurs et de flèch­es. En plus abstrait. Il n’y venait per­son­ne car la route de liai­son avec le cen­tre de la ville n’ex­is­tait pas. Un lieu d’imagination.

Perspective

Quand on ne dit plus parce que l’on ose plus dire; que l’on ne pense plus car penser c’est déjà dire, on perd peu à peu son orig­i­nal­ité et à la fin on cesse d’être. Vien­nent alors occu­per la posi­tion ceux pour qui penser, dire, être est sans impor­tance. Ils font cela spon­tané­ment, dans le désor­dre ou sous les ordres.

Franchise

“Je vais être franc” est une annonce de diplo­mate. La fran­chise vraie est un dernier recours, elle précède la vio­lence. J’ai con­nu un chef de police qui dis­ait de lui “c’est l’homme qui vous par­le”. La for­mule veut dire: je suis tenu par ma fonc­tion, mais à l’oc­ca­sion je ruse.

Tiroir (fonds)

La tige net­toie-pipe que l’on tor­dait du bout des doigts pour fab­ri­quer un ani­mal miniature.