Restoran Fortuna, à la croisée des routes bosniaques et monténégrines. Dana la patronne rêve de revoir Lausanne. Elle se souvient de sa promenade sur les bords du lac il y a trente ans. Hormis les monastères dont toutes sortes d’images sont affichées dans l’entrée de la salle à boire, elle semble surtout s’intéresser aux lacs. Lorsqu’elle trace du doigt des destinations possibles pour la suite de notre voyage, toute amènent à des lacs. Peut-être est-ce par dépit: le lac de Bileca qui s’ouvre sous ses pieds, devant le Restoran, est laid, terreux et flanqué de berges impraticables. S’il y a jmais eu des cafés, ils ont glissé dans l’eau. L’auberge-restaurant est tout aussi hasardeuse dans sa construction. Donc peu touristique. Tordue, grisâtre, dépeinte, repeinte, abandonnée, reprise. Au demeurant fort sympathique. Je m’y sens bien. N’était-ce le chien. Celui qui aboie sans discontinuer. Après notre première nuit, Evola interroge la patronne. “Oui, admet-elle, c’est un problème”. Ce qui laisse supposer qu’elle va résoudre le problème. Aucunement. Deuxième nuit, même cauchemar. Ici, pas de littérature: ce chien, petit et jeune et noir, aboie sans discontinuer. Le matin, Evola va le voir. Le chien s’arrête d’aboyer. Bondit comme un cabri. Pleurniche et joue. Evola s’éloigne, il se remet à aboyer. “Il n’a pas mangé, il est attaché”, me dit-il. A la fin de la journée, je crois avoir une hypothèse: le voisin l’a attaché à la limite de notre propriété pour punir la patronne du Restoran Fortuna.
Est 5
Semaine dernière, sous un abri de bois, tandis que ses parents règlent l’emplacement de la caravane familiale, cette adorable petite-fille allemande, blonde, espiègle avec qui j’entre en conversation en allemand et à qui je finis par demander son prénom fait: “Lara”. Puis elle réfléchit et riant : “non, en réalité, je m’appelle Emilia.”.
Est 4
Je l’ai dit, aussitôt après avoir pénétré dans l’enclave bosniaque de Neum, nous avons quitté la route de transit pour prendre la direction des montagnes. Deux jours plus tard, nous voici devant un problème. Dix voitures sont rangées devant le poste de douane bosno-monténégrin. Rien ne bouge. Le soleil tape. Un demi-heure passe; une heure. Ce qui apparaissait comme une formalité vire à l’absurde. En cabine, sous un toit de tôle brûlant, un homme en uniforme: il contrôle un couple local. Mais que contrôle-t-il exactement? Pas de coffre ouvert, pas de fouille. Evola s’inquiète: “cette fois, on est bon pour aller faire un test”. Le couple sous enquête réussit l’examen. Voiture suivante. Même manège. Quand vient notre tour, le militaire retrouve le sourire : “Vous êtes entrés illégalement!”. Je joue à l’idiot. Il répète. Je ne comprends pas. Il répète, il explique. Tombe la sentence. Une amende de trois cents euros. Tourné vers le Monténégro dont une barrière marque l’entrée, je demande: “et nous pouvons entrer?”. Le militaire ne dit pas “non” et pour cause, ce n’est pas son affaire, il est Bosniaque. Un collègue du même âge, de la même carrure, le rejoint. L’air embêté, ils m’emmènent dans une officine. Premier geste, retirer leurs ceintures de charge, poser les Glock sur la table. Les armes sont devant moi — ce que l’on ne fait jamais. Preuve que tout va bien. Du moins pour eux. L’un des deux ouvre un tiroir, en tire des formulaires, les feuillette, soupire, me les montre. Mise en scène impeccable. “Voyez-vous, me dit-il, cela va prendre des heures pour remplir le rapport.” Un silence et il m’amadoue : “moi, je préfère voir le côté humain des choses”. J’ai compris. Je fais: “je suis persuadé que vous avez la solution”. Alors ils m’emmènent dans la cellule, me font asseoir sur le lit. “Ici, pas de caméra”, me rassure celui qui garde la porte. Je propose cent-cinquante euros. Au moment de lâcher les billets: “mais dites-moi, ensuite nous pourrons entrer n’est-ce pas?” (car je crains que l’on exige des tests ou des codes ou des vaccins bref une de ces toute neuve vexation). Argent en poche, fort contents, les deux compères rejoignent leur cabine, tendent nos passeports au Monténégrin. Qui les regarde à peine. Retour à la voiture. Evola veut savoir ce qui s’est passé. Dès fois que le trio international change d’avis, je met le contact, j’accélère. Quelques kilomètres de plus, nous atteignons le belvédère qui surplombe la plaine lacustre de Niksic où un aimable vieillard à barbe claire nous sert de la Nicksicko.
Grippe 2020
Virus informationnel. Virus informatique, selon les techniques des post-hippies installés en garage qui pour vendre leurs logiciels maison relâchaient des virus informatiques. Virus dans tous les cas très peu sanitaire. Grippe. Avec ses morts. Saisonniers. Et hors-saison. Avec le recul, cette affaire pourrait bien apparaître (pour peu que les responsables soient poussés à l’aveu) comme la plus grande arnaque de tous les temps. ( A noter que le virus ne franchit pas les frontières: ici, en Bosnie, personne ne semble avoir entendu parler de ce virus — il est vrai que la vie — parfois la survie– a d’autres priorités).
Est 3
Près d’Opuzen, moment de réflexion dans une station-service en bord de route. A Metkovic, nous avons essayé de mettre la main sur le docteur Colic afin de faire le test. La blanchisseuse qui partage son local nous renseigne: il est en vacances. D’où cet arrêt. D’où ce moment de doute. Evola roule une cigarette, j’ouvre une bière Karlovacko. Dans le sud de la Croatie, les villes de Split et Dubrovnik sont séparées par le couloir maritime octroyé aux Bosniaques suite aux négociations de sortie de guerre. Capitale, Neum. Esthétique : Biarritz dans les Balkans sans le charme ni les vagues. Cependant le jeune douanier a été clair: sans test ni vaccin, nous pouvons aller de Croatie en Croatie, pas s’attarder en Bosnie. “La région de Dubrovnik étant la plus fréquentée du pays, nous allons retrouver les Allemands, les Autrichiens, les Italiens à bord de leurs caravanes fourre-tout, la promiscuité du plaisir commercial et des prix surfaits”, fais-je valoir. Evola approuve. D’accord pour dire que ce monde de grands vacanciers côtoyé contre notre gré depuis le Capo d’Istria, il faut le quitter dès que possible. Justement, telle est la Bosnie, un territoire sans grâce ni réclame. Une heure plus tard, nous tentons donc une fois encore notre chance à la frontière (poste de Klek?) précédés d’une voiture d’Italiens et suivis d’une voiture de Slovènes. C’est à peine si la douanière vise nos passeports. Dès que le poste disparaît de la vue, nous dégageons du convoi de touristes, grimpons la première route sur la droite, suivons la direction d’une ville choisie pour sa position centrale en Republika Serbska (les Bosno-serbes), Stovac. A la tombée de la nuit, après avoir roulé sur des voies flambant neuves puis cahoté sur des chemins muletiers, longé des lits de rivières impressionnistes flanqués de cimetières mahométans et gravi des cols sans forme ni fin, nous débarquons dans Bileca. Le village-agglomération domine un lac de barrage terreux. Un hôtel se dresse sur la berge. A en croire les jardins empierrés de blanc, le gazon rutilant, l’éclairage étudié, nous sommes devant l’hôtel chic de la région. Si l’on nous refuse une chambre, la raison est évidente: les étages sont en chantier, le chantier à l’abandon, le building est une coquille vide. Après six cent kilomètres et huit heures de conduite, reprendre le volant alors que l’on touchait au but a quelque chose de décourageant. Problème bientôt réglé. Au carrefour de la route qui mène au Monténégro, entre la carcasse d’un avion de combat abattu par la DCA locale et un hangar de béton couvert de graffitis, une excellente matrone au sourire diaphane tient le Restoran Fortuna. Il y a des chiens, des chats, des parasols publicitaires Niksicki, les escaliers sont de ciment brut, les chambres plus vastes que des salons, les téléviseurs de bois et la dame parle le français (appris à l’école).
Est 2
Nous tentons d’entrer en Bosnie-Herzégovine par la douane bricolée de Metkovic. La route traverse le village, passe sous un pont sans éclairage, abouti devant un poste. Un tracteur, des hommes assis sur des pliants, une cuve de gasoil, pas de barrière. Deux officiels sont assis dos à dos dans une cabine téléphonique. L’un est Croate, l’autre Bosniaque. Je tends les passeports au premier, il me les rend. Le second les garde en main, exige les tests sanitaires. Evola me tend nos documents périmés depuis une semaine. Manque de chance, le douanier est jeune et consciencieux. Il lit. Il cherche. Il trouve. Nous sommes refoulés.
Est
Planté les tentes sur un vieux récif marin de la baie de Lukovo. Le soleil se couche, avec lui le hameau disparaît. Situé à deux kilomètres, fait de quelques maisons, il a été conquis sur la roche. Pas un arpent de plat, des cailloux jusqu’au ciel. Solides et simples, les bâtisses sont maçonnées à la truelle. Elles se dressent devant une eau claire. Gravée dans la pente, la route de transit relie Sinj au Nord (Istrie croate) et Zadar au Sud: on la devine à mi-hauteur. Au-delà, le territoire est laissé aux oiseaux. En face des tentes, une île sans végétation. Dans l’après-midi, alors que le bac de Cres nous amenait sur Krk, cinquante dauphins ont surgi des profondeurs. Ils ont dansé plusieurs minutes. Le bivouac est installé, le réchaud, les assiettes, les olives et le saucisson répartis sur les cailloux. Nous entrons dans la mer, nous nageons. Evola tente de relier l’île. Il brasse une demi-heure, il renonce. Les distances trompent. Et puis il faut garder ses forces pour se hisser sur la terre ferme: le récif est en pointes, il cisaille les mains, il découpe les pieds. Seul recours, rentrer le ventre et s’extraire à la force des bras. Peu avant vingt-deux heures, la nuit se referme. Evola allume la lampe de camp, verse un Whyskie, allume un cigare. Je surveille les pâtes achetées à Vérone, ouvre une bouteille de Valpolicella.