Attente vexatoire à l’immigration puis j’entre en Colombie. L‑M derrière la barrière souple, le dos arqué, chevelu, une barbe de trois jours, l’haleine d’ail. Heureux, désordonné, parlant vite, le plus souvent incompréhensible. Nous montons dans un TransMilenio rouge. L‑M demande redemande, vérifie, remercie, salue, parle et parle. “J’ai l’air d’un clochard, c’est un déguisement, c’est plus sûr”. Au changement de ligne, quand il va aux machines pour recharger la carte de bus, il se prend les pieds dans ses chaussures éventrées.
AV22 pour Bogota
Signal Attachez vos ceintures allumé, l’airbus d’Avianca est prêt à partir quand l’indien avec qui je partage le double siège du fond (rangée 31, contre les toilettes, la moins chère de l’avion) se lève. C’est un type de la campagne, mal lavé, l’air égaré. Depuis que nous sommes à bord, il a fait quatorze téléphones hurlant dans le microphone: “c’est moi, allô… dans l’avion, je suis dans l’avion, ça va? oui, oui… moi je suis dans l’avion!”. Dans le haut-parleur du téléphone on entend des bébés qui pleurent, des chiens qui aboient, des coqs qui chantent. Et maintenant, il se lève.
-Vous ne pouvez aller nulle part, la porte est fermée.
-Il faut que j’y aille, dit-il, j’ai oublié de changer de l’argent.
Il parle un espagnol mâtiné de Kaqchikel.
-Asseyez-vous, lui fais-je, je vais appeler l’hôtesse, et j’actionne le bouton.
A l’hôtesse et à son collègue stewart, il répète: “je veux descendre, j’ai oublié de changer de l’agent!”.
-Si vous descendez maintenant, vous ne pourrez pas remonter.
Je le regarde: “alors, que t’ai-je dit?” — je m’aperçois que je lui parle comme à un enfant.
Alors cette question hallucinante de l’hôtesse:
-Où allez-vous?
Je coupe la parole à l’Indien:
-J’espère que nous allons bien à Bogota?
-A Madrid, dit l’Indien.
-Eh bien, vous pourrez changer votre argent à Madrid Monsieur.
-Il y a des banques là-bas? demande alors l’Indien.
Et je me dis: à Madrid, cet Indien va à Madrid, mon Dieu!
Antigua 2
Plus aucun bus pour la capitale. Ce que m’apprennent des paysans contre le mur peint de la 7ème rue. Eux grimpent dans des véhicules sans fenêtres, vont aux champs, aux villages. Reste un couple. Un avion les attend à l’aéroport international, à deux heures de route. Le mien est pour le lendemain, départ à l’aube. La résignation du couple, la femme en jupes brodées et tablier, l’homme un chapeau de paille tiré sur le front: “que peut-on y faire?”. Je ramène mon sac à dos à l’hôtel Galería, je vais au marché. Derrière l’allée aux fruits, entre les poulets et les textiles, le parc d’autobus pour “Guate”. Les carrosseries à l’arrêt, portes ouvertes, dans le soleil. Pas de chauffeurs. Partis se saouler au bureau de la compagnie. Mauvais signe. “Vous ne passerez pas, me dit le gardien, l’Interaméricaine est coupée à la hauteur de Santo Tomás”. Et si j’allais à pied? Je fais mon calcul: 36 kilomètres. “Non, non… des barrages, il y en a partout¨”. Je rentre bredouille au Galería, j’empoigne mon sac, je retourne au marché. Un moto-taxi est d’accord de tenter le passage. Je demande un casque. José-Luis n’en a pas. Il part l’emprunter. Le prix monte. Je vais boire une Gallo. Nous démarrons. Cette Interaméricaine, je l’ai faite à l’aller pour rejoindre le lac Atitlán, c’est une suite de lacets et bien du vertige. Sauf que ce matin la route est déserte. Baluchons et valises à la main, des familles, des ouvriers, des gosses marchent sur le bas-côté. A nouveau: mauvais signe. La plupart semble “s’en retourner”. Cependant, aucun barrage en vue. Mon pilote accélère. J’ai donné 100 Quetzales pour l’essence. La condition: ne pas rouler à tombeau ouvert. D’abord mon pilote respecte, puis il s’oublie. Dans les descentes, il monte à 80 km/h, prend les virages au rasoir. J’ai un sac à dos, une sacoche, j’ai peur, nos casques s’entrechoquent. Et voici le premier barrage. José-Luis salue un collègue d’Antigua. Il attend devant le semi-remorque qui bloque l’Interaméricaine depuis plus de cinq heures. Coïncidence ou miracle, un chef de piquet reçoit un ordre par téléphone et annonce au porte-voix qu’il laissera passer un groupe de motards. José-Luis me dit “de ne plus bouger” et il se glisse entre les camions, les voitures, les chariots. Exercice réussi nous franchissons le barrage juste avant qu’il ne se referme. Cette fois, il oublie ma consigne: il roule à grande vitesse. Et il se plaint que je pèse sur ses épaules. Pour cause, je suis crispé, je suis effrayé. Et à nouveau, barrage. Plus lourd. Des centaines de policiers anti-émeute surveillent les militants qui tiennent la route. Revendication, José-Luis me l’explique au début de cette nouvelle attente, refus de l’assurance véhicule obligatoire que le gouvernement vient d’imposer par loi”. Et lui, qu’en pense-t-il? José-Luis est un type au physique épais, couleur de peau marron chocolat, les yeux rouges de pollution. Il est professeur de salsa, éclairagiste, souffleur de feu et moto-taxi. “Il y a du pour et du contre, dit-il, un bus vient de passer dans le ravin. Cinquante morts parmi lesquels beaucoup de maris et d’enfants”. Une demi-heure plus tard, nous sommes toujours arrêtés. Mouvements de foule, discussions, police en observation, impatience, cependant personne ne s’énerve. Une jeune femme format camionneur harangue: “ceci n’est pas une plaisanterie, nous n’avons rien contre vous, mais vous resterez ici aussi longtemps que le président ne cèdera pas!”. José-Luis lève les yeux au ciel. Il voit son salaire s’envoler. Car le contrat est ainsi fait: je paierai 400 Quetzales s’il me conduit dans la zone 13, un secteur militaire sur les flancs de l’aéroport. S’il n’y parvient pas, je ne paie rien. Soudain un adolescent à moto tente de forcer le barrage. Profitant d’une faille il s’est glissé entre deux voitures qui manœuvraient pour mieux verrouiller. La camionneuse s’élance, attrape la moto par la roue arrière, l’adolescent se ramasse. Il remonte en selle, donne des gaz. Elle se jette sur lui, arrache ses clefs de contact, les montre à la foule: “personne ne passe!”. Cette fois la frustration est palpable. Je cherche une solution. Sur la piste opposée, j’aperçois un fast-food. Plus bas, soit de l’autre côté du barrage, en direction de Guatemala-ciudad, une station-essence. “Est-ce qu’il y aurait un sentier entre ces deux bâtiments, par la forêt, dis-je à José-Luis, tu vois, pour les employés?”. Le pilote veut tenter. Nous portons la moto à travers le fossé de séparation des pistes. La camionneuse regarde faire. Nous entrons sur le parking du fast-food en sens-interdit au milieu des RAM des brigades d’intervention. Hélas, vérification faite, le terrain du fast-food est entièrement clôturé. Mais un peu plus haut, il y a une route de traverse. Certes, elle pointe en direction d’Antigua, mais si elle aboutissait à une bifurcation? Là encore, faux espoir: elle se termine devant une cimenterie. “Écoute, dis-je à José-Luis, quand nous descendions en direction du dernier barrage, j’ai remarqué un panneau San Cristobal. Si cette direction est celle d’Antigua, l’autre est celle de la capitale ou je me trompe?”. Son regard s’illumine. Il échange avec un employé de la cimenterie. Celui-ci dessine un plan. Je photographie le plan. Avant d’accélérer, José-Luis se retourne: “C’est incroyable, je vais t’engager!”. Le soir, enfin rendu dans la zone 13, installés dans le salon d’un hôtel de la colonie militaire, nous buvons des Gallo devant le journal télévisé: les émeutes commencent, les barrages brûlent. Lorsque je me réveille à 5h30 pour profiter du taxi d’une homme d’affaires brésilien vendeur d’essuie-glaces, le gouvernement à cédé, il n’y a plus d’assurance obligatoire.
Ouroboros
Il lisent un livre. Puis un second qui confirme le premier. Et un troisième qui va dans le sens des deux précédents. Comme le tout s’ajuste à leur sentiment, et pour cause puisque le choix était orienté, ils font leur cette “théorie” et n’en démordent plus: elle est “la” théorie, l’explication dernière de toutes choses. D’ailleurs si eux seuls le savent, c’est parce que des forces contraires empêchent les gens d’avoir accès à ces livres, personne n’étant supposé comprendre que c’est la “seule et unique” théorie.
Antigua
Grande adolescente plate, allemande, descendue un moment du bus qui nous conduit à travers le Belize; elle me dit qu’elle voyagera au Pakistan et en Afghanistan. Je fais l’étonné. A force de changer de bus, de chauffeur et de place, je me retrouve à côté de son ami, étudiant en finances; il vient d’échouer à un concours pour intégrer la City, cherche désormais un poste à Madrid. Il n’en revient pas que je monte une société commerciale sans expérience académique, plus encore imagine la vendre sans une technique rôdée (peut-être a‑t-il raison). A l’approche de Flores, il me donne son numéro et me prie de lui faire savoir si je réussis. Lui et son amie partent dormir en dortoir. Je fais le calcul: le couple paierait moins cher en hôtel. Dans la nuit, je les croise dans les rues basses : “pas terrible le dortoir”. Le lendemain, depuis mon balcon sur le lac, j’aperçois l’Allemand (sans l’amie). Il fait du kayak avec des copains. Un semaine plus tard, je suis assis dans un jardin d’Antigua, au Guatemala, à 500 kilomètres de Flores : l’Allemande passe seule, un épais casque d’écoute sur les oreilles, marchant droit, ne regardant personne, comme pour s’acquitter de sa tâche de touriste.
Panajachel
Hébergé par un Russe sibérien qui a vécu dans les monastères nord-thaïlandais. Grand, barbu, fort, mou, dirais-je. Expert en redressement de “guesthouses”. Gestion des réservations, des horaires, du linge et de la publicité, confit de projets mais dans le temps de son contrat, en général de courte durée, entre une semaine et deux mois. Après quoi, salaire en poche, il reprend la route. Vingt-quatre ans qu’il a quitté Novosibirsk. Ce matin, il a fait des crêpes.
-Bretonnes?
-Russes.
Nous buvons le café au milieu des arbustes en fleurs et des avocatiers (fort vent cette nuit qui a décroché nombre d’avocats, problème de gestion du jardin), puis je me rends sur les ponts d’embarquement de Panajachel. Le Russe m’a recommandé San Marcos, un débarcadère de la rive droite qui mène à un belvédère d’où la vue sur la lac d’Atitlan, dit-il, est époustouflante. Auparavant, on chemine dans une ruelle ombragée par la végétation. Le bateau-bus vole sur les vagues (le lac est déchaîné), le voyageurs bondissent sur les bancs plats, crient et rient et tapent des fesses. Un couple de touriste proteste. Il sort à la première occasion. Personne ne comprend. Le bateau repart. Voici San Marcos. Au moment de poser pied sur le ponton, je fais à l’aide- navigant qui déjà retire l’amarre : “il y a quelque chose derrière?”. Ce que je vois n’est pas rassurant : une peinture à l’effigie de Bob Marley et sur la hauteur une négresse qui se trémousse en chaussettes de laine. Je salue les policiers qui gardent le port de bois et m’engouffre dans la ruelle. Si j’étends les bras, je touche les maisonnettes qui délimite le passage. Tassées sur le pavé, des Indiennes vendent des colifichets. A cet endroit, contre le débarcadère… car ensuite ce ne sont que boutiques et gargotes, salons de massage et jardins lunaires. Le tout peint aux couleurs arc-en-ciel. Et des publicités badigeonnées: café organique, pierres chaudes, fleurs de Bach. Je marche un peu, ralentis, hésite, marche encore et croise des blanches pieds nus, ferraille dans le nez, la peau bleue. La nausée, je rebrousse chemin. Pour décompresser, j’achète une bière, monte dans le premier bateau-bus qui passe direction San Juan et San Pedro, de l’autre côté du lac. Assis sur le banc tape-cul mon voisin, palmier sur la tête, boucle au nez, entend que je parle espagnol:
-D’où es-tu?
-De Suisse.
-Israël.
Alors sur le même ton martial:
-Et que va faire un Israélien à San Pedro?
-A San Pedro il y a des Juifs.
Hyperconsumérisme
A partir d’un certain nombre de possibilités de choix l’information nécessaire à la fixation du choix n’est plus disponible de sorte que c’est la prescription qui en limitant la possibilité de choix la surdétermine. Dès lors, il est logique de penser que les autres possibilités de choix ne sont peut-être pas réelles. L’I.A. pourrait modifier cet état de faits mais en évaluant toute l’information disponible avant de réduire le champ voire de prescrire le choix elle nous priverait de notre libre-arbitre dans le même temps qu’elle prétend y contribuer.
Guatemala-ciudad
Depuis la gare El Trebol, bus bondé pour le lac Atitlan. J’allais à Antigua, mais un cortège de Semaine Sainte occupe les rues, le chauffeur de l’aéroport pense que cela peut prendre une journée. Tandis que le bus multicolore piloté par un chauffeur à chapeau large souffle des gaz noirs dans les embouteillages montent successivement à bord un homme de Dieu (bible à la main il délivre un sermon sur le thème du temps, bénit les voyageurs, descends du bus, monte dans un autre bus), un vendeur de chewing-gum Trident, un fruitier, un cancéreuse qui mendie pour son traitement et deux personnages extraordinaires: le premier raconte sa vie avant que d’exhiber une pèle-agrumes et de faire une démonstration de coupe sur un carotte de grande taille, tout un art quand je dois, assis, me tenir pour ne pas être éjecté dans le couloir et un vendeur d’élixirs, doué pour le boniment, qui fait passer entre les voyageurs une bouteille de 1 litre de Sang de taureau. Nous quittons la capitale par des pentes verticales avant de plonger dans la vallée suivante. La vitesse de conduite est folle. La musique empêche de se parler. Les fenêtres tremblent. Des femmes en habit indien cuisinent sur le bord de la route. Les camions ahanent, les motos dépassent. A Solola j’achète une ceinture de cuir et mange un poulet. Le soir, sur le lac d’Atitlan, à Panajachel, je rejoins la foule occupée à déambuler entre des milliers de cahutes installées sur le limon des berges.