Le projet d’écrire ce Syndrome d’obscurantisme est venu après un énervement. Gala m’en sera témoin, je fulminais. Le soir encore, je n’étais pas calmé. D’ailleurs, il ne faut pas dire projet mais bien écriture, car aussitôt j’ouvrais un cahier pour y verser ma stupeur. Que disaient donc ces opposants de l’opposition non-contrôlée, ceux que j’écoute sur la foi de leur engagement anarchique ou libertarien analyser, critiquer et défaire les politiques d’Etat, le mondialisme de la haine ou la colonisation par l’immigré? Qu’il faut un “retour au christianisme”! Bon dieu, qu’un croyant professe ce sésame, c’est entendu mais des révoltés de la raison? Et ce n’étais pas que ces figures médiatico-numériques, mais l’ami B. Lui aussi se fendait d’un message sur mon téléphone : “il est temps de refonder la religion”. Quelle folie! Donc, j’allais écrire et même je commençais un Syndrome d’obscurantisme. L’énervement retombé, des rendez-vous me retinrent, puis la traversée du Balaton. Ce matin, ayant survécu à une autre nuit à trente degrés dans le district XIII de Pest, je me suis promis de ne rien faire de ma journée. Joignant l’acte à la parole, j’étais à midi au premier étage du marché Lehel dans mon “söröző” favori, huit tables en ronds de métal devant un comptoir que fréquentent des ivrognes tranquilles. Je suis le seul client à ne boire que de la bière. Les autres l’utilisent pour arroser les alcools. Ensemble, nous passons là des heures à regarder les gens du quartier s’interroger devant les viandes, légumes, laitages et ces jours les pastèques. A la seconde canette, je me félicitais. Je ne faisais rien. Puis j’ai pris le cahier. Posé quelques phrases. En début d’après midi, l’énervement causé par l’idée d’un “retour au christianisme” m’ayant repris, je terminais le texte. Excessif, exclamatif, ludique et fleuri, c’est une harangue, c’est un pamphlet.
Balaton
En bus, en tram, en train et nous voici en bateau, au départ de Siófok (prononcer: chie-au-fuck) sur le lac Balaton. L’heure est matinale, l’eau verte. A l’estomac, une douleur lancinante due à l’introuvable gastronomie magyar. Le capitaine du voilier est jovial et plein de barbe. Monpère et Chiara montent à bord côté poupe, je largue les amarres. La barre contre la cuisse, le capitaine donne les ordres, manivelle, câbles, noeuds. Je ne connais rien aux noeuds et c’est en Hongrois — Chiara traduit. Encore faut-il posséder le vocabulaire du plaisancier. Monpère dit: “je ne comprends pas ce que je dois faire!”. A la faveur d’une brise, nous quittons la marina. Le capitaine à la respiration lourde, l’élocution d’un aspirateur et sa barbe pousse à vue d’oeil. Il parle, parel, parle et fixe l’autre rive. Puis les Hongrois (Chiara et le capitaine) décrivent pour les deux Suisses de l’expédition le lieu de villégiature qu’est le Balaton. Chiara n’est pas dupe. Des poissons? Peu. Le tirant d’eau est de deux mètres, cela manque d’oxygène. A l’occasion, un spécimen saute en l’air. Les autres poissons sont tirés d’affaire., Ce sont, explique Chiara, les affidés de Viktor Orban. Grosses villas sur berge, grosses voitures. Et des bateaux. Celui sur lequel nous naviguons n’appartient pas au capitaine mais à son cousin, le capitaine étant lui-même le cousin de Chiara. Enfin, naviguer! Car la brise retombée, le calme est plat. “Nous avançons de dix centimètres par seconde”, énonce Monpère. Combien cela fait-il de noeuds? Il faut bien parler de quelque chose. La traversée va être longue. Je lorgne du côté du moteur. Il fait chaud. Très chaud. Trente-quatre degrés. Pas un souffle. Toute la nuit j’ai sué, toute la journée je vais rôtir. L’eau ne change pas de couleur au large, elle est verte. Immobile et verte. “Moins de dix centimètres par seconde”, énonce Monpère. Pendant ce temps la conversation bat son plein entre les cousins cousines. C’est en Hongrois. A par “igen” et “nem”, “oui” et “non”, je n’y comprends rien. Monpère non plus. Mais nous entendons. Et cela dure des heures. Souvent j’ai fait cette remarque (bus népalais avec films de kung-fu en boucle), au bout d’un temps le flux sonore inintelligible rend fou. Nous avons détaché le voilier du quai de Siófok à 10 heures. La côte est en vue. Il est passé treize heures. En vue, elle l’était déjà ce matin. C’est tout le problème. Elle se rapproche. Elle ne fait que ça, se rapprocher. Nous fixons la voile, nous haussons les épaules. Une jonque pirate passe. C’est une attraction touristique. Avec moteur. La jonque disparaît. Nous restons. “Et si on poussait?”, demande Monpère. Nous fixons les voiles. La petite, la grande. Il fait toujours trente-quatre degrés et personne n’a pensé à apporter de l’eau. La formule n’est pas bonne: le capitaine n’a pas cru bon d’apporter de l’eau. Car pour moi, il était évident qu’il y aurait à boire, à manger, de la musique et un bac de glaçons. A l’est, on est volontiers minimaliste. On a tant souffert qu’on aime la souffrance. Enfin, vers quatorze heures, la marina de Balatonfüred est en vue. C’est Ouchy sous Lausanne en moins fascisant. D’une tour portuaire sort un fonctionnaire. Il désigne le voilier qui vient de se ranger contre le quai et que j’amarre et que je noue (comme je noue des godasses), il dit: “pas là!”. S’ensuivent des mots et le capitaine se rend à l’évidence: il va falloir déplacer. Difficiles manoeuvres sous le regard des autres propriétaires de bateaux qui bronzent le torse un drink à la main. Le fonctionnaire est de haute taille. Come la plupart, la gastronomie hongroise lui a fait un ventre. Je lui demande s’il peut m’aider à faire les noeuds d’amarrage. “No. This is my job!”. Sympathique ce fonctionnaire lacustre. La manoeuvre dure. J’avise une fontaine à boire, là où commence la promenade sur berge. Je prends le risque, j’y vais. Je tourne le robinet: à sec. Plus loin, des gosses jouent dans une fontaine, je me déchausse, j’entre dans la fontaine. A peine mieux. Ruisselant, je rejoins le fonctionnaire. Il souffle, soupire, ronchonne. Lentement, le voilier se gare. Nous voici tous quatre clopin-clopant le long de la promenade parmi les marchands de glaces, les marchands de souvenirs et les familles. Il y a un bar, avec terrasse, de la bière, l’écusson le dit: Dreher. Mais le capitaine nous fait marcher. J’annonce que je j’irai pas loin. En haut d’une route en pente (12%), un autre bar avec terrasse. Etde la bière à la pression et des serveurs body-buildés. L’un est beau. Il ferait mieux d’aller se montrer à la télévision plutôt que de servir du goulash. Nous buvons. Surtout moi, car le capitaine s’est aussitôt plongé dans la carte, il cherche une certain tartine (c’est la spécialité). Quelques minutes plus tard, on la lui apporte, c’est une tartine à l’osso-bucco. La tartine est longue comme une planche à repasser. Je fais mon américain chez les barbares, je commande des frites, je ne vais pas rajouter du mal au ventre. Et me rattrape sur la bière, excellente dans le pays, Deher, Soproni, Arany Ászok, tout va pourvu qu’elle soit “korcho”, grande. Et nous retournons au bateau. Cette fois, nous sommes prévenus: c’est la galère. Car le vent, pendant l’épisode tartine, ne s’est pas levé. Nous naviguons deux heures et demie pour regagner l’autre rive. Ensuite, il faut baisser les voiles, enrouler, plier, ranger, empaqueter les voiles, la liste est longue. Nous arrivons au train à la nuit. Des gitans ont créé une bagarre dans le passage sous-voie, il est retardé. Le capitaine fait savoir à Chiara “que je suis un homme sympathique et qu’il souhaiterait me revoir”. Elle ajoute: “mon cousin a souffert d’un grave accident de cheval. Après la chute, on le donnait pour mort. Le cerveau s’était répandu dans la poussière, les docteurs le lui on remit dans la tête. Il a vécu des mois aux urgences”.
Involution
Ceux qui se placent du côté du pouvoir et de l’argent, ceux qui poussent leur médiocrité dans les jupons du pouvoir et de l’argent, ceux-là empêchent la constitution du monde, ceux-là travaillent contre le monde et pour la société, contre l’aspiration des hommes et pour la société, ceux-là travaillent afin qu’il n’y ait que cela, une société d’horizon matériel et d’argent et de pouvoir, et que dure et se consolide la médiocrité qu’ils créent et qui les nourrit.
Loisir
Au bar du marché Lehel pour écrire les premiers paragraphes du Syndrome d’obscurantisme à côté d’un soûlard chenu à qui l’on donne une semaine de vie. Le demi-litre de Dreher est à Fr. 1,90. Le budget est plus lourd pour les natifs: avec cette blonde ils ne font que rincer la vodka ou l’Unicum. Puis dans le souterrain du M3. Parois décrépies, matelas au sol, ambiance de gens respectueux qui existent, qui vivent là. “Bonjour!”, et on me dit bonjour.; “ça va?” et on me dit “bonjour, bonjour!” Une femme vêtue d’un rose léger chante des galère paysannes. Elle est jeune. Personne n’écoute. Dans son tupperware, je mets Forint 500.-. Au supermarché Penny j’achète cinq cahiers d’écoliers à Forint 69. Ils sont orange et quadrillés. J’hésite. Je renonce aux lignes, je prends le quadrillé: il n’y a pas de blanc. Sinon, c’est toujours le blanc, l’espace, la liberté. Je vais à la caisse. Des mioches gueulent dans le jupon de leur mère. Ils veulent ceci et cela. Il sont tout petits. Pénibles. Pas de l’époque de la taloche. Aux caisses, la queue est longue et faméliques les figures. Visages blancs cendre. Les Roms seuls sont cramoisis. Prêts à éclater comme de pruneaux mûrs. Derrière moi, un ouvrier du bâtiment. Bleu de chantier farineux, bide, cernes, grosse vie. Sur le tapis, il dépose deux pâtés en boîte de je-ne-sais-quoi et un berlingot de blanc. Il est pauvre, il travaille. Société du vol. Il fait trente quatre degrés. Température de béton. Retour au ralenti pour ne pas trop suer dans les jeans, dans les rangers. Au pied de l’immeuble 24c, parc d’enfants heureux et criards. Côté nord, des couples jouent un ping-pong sur les tables municipales. Je descends faire des muscles. Remonte boire de la bière. Sors mes cahiers. Ecrit et réécrit l’incipit du Syndrome. En été, le district XIII est agréable. Il y a des familles, des voisins, des ouvriers. Il y a des Chinois, de plus en plus de Chinois. Dix Chinois au physique de basketteurs viennent de prendre le contrôle d’un restaurant “eat as much as you can” face de la station d’essence Mol. Demain matin, réunion avec les ingénieurs spécialistes de la mousse chez Polifoam pour régler les machines qui produiront le Cube. La meilleure position dans notre société est celle des clochards — philosophie naturelle.
Port-Lauragais 2
Comme je me rase dans les toilettes publiques, quarante enfants descendent d’un bus scolaire. Ils vont aux urinoirs. Les professeurs crient: “n’oubliez pas de vous laver les mains!”. Sauf que le distributeur de savon est de mon côté. Que je suis au milieu. Que je suis grand et qu’ils sont petits. Il y a celui qui lorgne sur le distributeur, n’ose pas, renonce. Celui qui s’interroge, cherche une solution. Celui qui me regarde, demande “je peux prendre du savon Monsieur?”, se sert, remercie. Puis il y a le routier. Lui aussi a besoin de savon. Les mains mouillées au-dessus de son lavabo, il repère le distributeur, tend les mains par-dessus mon lavabo, comme si je n’existais pas se sert.
Port-Lauragais
La camionnette dans le dos, un litre à la main, je fais face aux touristes qui mouillent leurs péniches sur le plan d’eau de Port-Lauragais. Ici se rencontrent les automobilistes de la A61 et les plaisanciers qui des canaux du Midi. Il y a trente-trois ans, je voyageais comme eux à bord d’une péniche de location. Nous arrivions en famille de Castelnaudary, nous atteignions Toulouse où j’achetais le lendemain l’album Unbehagen de Nina Hagen. Je prends une photo des péniches et l’envoie à mon père avec ce message: “nous étions ici il y a 33 ans”. De Hongrie, il me répond. “je ne reconnais pas”. J’ouvre un autre litre. Je prépare un pique-nique. Saucisson, pain, cornichons. Ne manque que la moutarde. Elle est dans l’armoire à victuailles. En appui sur la banquette arrière, la planche de surf empêche l’accès. Est-ce que je veux ma moutarde? Ce serait meilleur avec de la moutarde. J’extrais la planche de la camionnette, l’appuie à la verticale contre la portière. Tandis que je fouille l’armoire à moutarde, un coup de vent balaie la planche. Elle chute sur le parking, casse un de ses ailerons.
Avant les images
Aujourd’hui oublié, le souvenir des paysans qui sans faillir les dimanches partaient à pied pour rejoindre l’église et prier. Si la pacotille merveilleuse du prêtre était regardée comme une magie c’est en raison de l’âpreté de la vie quotidienne, mais encore de la difficulté chez l’individu à fourbir spontanément son imaginaire.