Sustenter

Au petit-déje­uner que nous prenons dans un marché cou­vert du quarti­er, LM com­mande un choco­lat chaud, une soupe de pois­son (caldito) et un Coca-Cola. Je me con­cen­tre sur les œufs et le café (tin­to). Les tacos sont ici des arepas, grosse galettes molles et farineuses et indi­gestes. Le reste du jour: avo­cat (gros comme des mel­ons) et litres de Club Colombia.

Páramo

“Et se couper les cheveux?” Sim­ple sug­ges­tion. LM trou­ve l’idée excel­lente. Juste­ment nous sommes à La Calera, au-dessus de Bogo­ta, au-delà du páramo, cette végé­ta­tion d’un vert lux­u­ri­ant qui tapisse les lèvres du vol­can et dis­tribue l’eau de rosée vers la plaine, et il y a au vil­lage une rue des coif­feurs. Au ciseau une femme fraîche­ment battue, d’abord aphone, puis mise à l’aise par le babil inces­sant de LM ragail­lardie. Elle coupe la moitié de ce que LM a sur la tête et il en reste: c’est dire! J’en prof­ite, mais pour moi ce sera juste les rou­fla­que­ttes et le con­tour des oreilles (il n’y a pas grand chose de plus). De retour sur la place du vil­lage où nous man­geons de la panse de cochon au riz, je vois que si la dame a bien réus­si LM (cheveux colom­bi­ens) elle a mal réus­si ma tête (cheveux étrangers), prob­a­ble­ment faute d’os­er. Puis nous mon­tons (dans ce pays on ne fait que mon­ter) saluer un ami de LM écrivain-jour­nal­iste-homme de télévi­sion. Il nous reçoit dans une mai­son indi­vidu­elle con­stru­ite, comme tout ce que je vois depuis mon arrivée, avec des bouts de ficelle mais qui a l’a­van­tage d’of­frir une vue splen­dide sur des pâturages dignes de la Glâne fri­bour­geoise (ne s’y étant pas trompés des Suiss­es ont instal­lés des fer­mes dans la région) et nous emmène dans un courette où jouent un chien pataud et la fille de la bonne. Pen­dant que LM et l’hôte échangent un flux de paroles dont je ne sai­sis pas un mot, la gamine shoote le bal­lon et ren­verse encore et encore l’écuelle d’eau du chien. Plus étrange l’hôte, sans arrêter la con­ver­sa­tion, assène de temps à autre des coups de pieds du type “low-kick” à un punch­ing-ball sus­pendu en tra­vers de la courette.

Bois brûlé

Marché de Palo­que­mao. Posé sur un ter­rain vague que rav­i­tail­lent les camions, l’éd­i­fice munic­i­pal est bas, gris et som­bre. A l’in­térieur toutes les var­iétés d’al­i­ments et d’odeurs, et nom­bre d’in­con­nues. Des stands d’herbe et d’épices que l’on rêverait d’avoir en Europe. Pen­dant un bon quart d’heure, je vais der­rière LM, peinant à suiv­re son babil tant en rai­son du brouha­ha que de sa marche rapi­de, mais voilà qu’il doit s’ar­rêter, pren­dre appui, s’asseoir. Il est pris de ver­tiges. Quand il repart, il explique que la semaine précé­dente il est mon­té en téléphérique à Montser­rate avec des amis, a fait un malaise, ne s’est pas encore remis. Il ne devrait pas fumer, il fume. Il ne devrait pas se droguer, il se drogue. Deux fois opéré à coeur ouvert, mais ça va mieux. Grace à l’ail, au jus de corian­dre, au gouttes de Dra­go. Tout en par­lant de ses faib­less­es, il nomme les légumes, les fro­mages, les herbes, les var­iétés d’av­o­cats. Je veux acheter un manche muni d’une tête de cheval (pour m’en servir comme bâton d’en­traîne­ment après décap­i­ta­tion), il me retient: “que vas-tu dépenser, je te don­nerai une morceau de bal­ai à la mai­son!”. Et la vis­ite reprend. Nous repas­sons devant les mêmes stands, seul le chemin est dif­férent. J’ai beau dire ce que j’aimerais acheter, par exem­ple ces avo­cats, il file droit devant, direc­tion les char­cu­ter­ies, les cordages, les pois­sons. Là il com­mande une tête et des queues de mer­lu (le soir il les mets à bouil­lir pour en faire une gelée qu’il con­di­tion­nera deux jours plus tars en cubes avant de les ranger au con­géla­teur — pour le cœur). Et nous n’avons tou­jours rien acheter. Puis je com­prends: il attend que je me décide et que je paie. De retour dans son apparte­ment avec fruits secs, salade, bro­coli, avo­cats et patates, je vois qu’il n’y a nulle part dans la cui­sine où pos­er ces com­mis­sions, que la cui­sine est dans un état lam­en­ta­ble, à net­toy­er au lance-flamme. Dépité je pose nos com­mis­sions sur le canapé du salon. Et remar­que alors un autre sachet, du même genre: il con­tient les légumes achetés une fois précé­dente, légumes en état avancé de décomposition.

Bogota 3

Politesse de LM tour­nant à l’ob­séquiosité, comme si une adresse d’une voix neu­tre pou­vait déclencher des foudres.

Bogota 2

Grat­te-ciels entés sur le fond vol­canique, sans souci d’ur­ban­isme ni le moin­dre cal­cul esthé­tique. Effet angoissant.

Visite

Grande gen­til­lesse de LM qui me promène de quarti­er en quarti­er mon­trant les preuves de l’his­toire et les élé­ments du futur, con­va­in­cu que le pays se relève et relevé con­naî­tra une péri­ode dorée. 

Western

Sur un vélo cabossé dans la cir­cu­la­tion chao­tique du cen­tre-ville de Bogo­ta. Métrobus, livreurs, drogués, ambu­lants, tout devient pro­jec­tile et obsta­cle, il s’ag­it d’avoir les yeux aux fess­es. “Main­tenant, annonce LM, nous tra­ver­sons le West­ern”. En effet, dès la rue suiv­ante l’am­biance change. ls bâti­ments n’ont plus leurs façades, le trot­toir est jonché de bris de verre, des gnafrons men­di­ent, des corps sous Fen­tanyl se révulsent partout des spec­tres remuent les poubelles. Le soir j’écris aux amis: “depuis le Bow­ery à New-York dans les années 1980, je n’avais pas ressen­ti un tel sen­ti­ment d’in­sécu­rité”. Ajou­tons que LM a sa respon­s­abil­ité: si je suis para­noïaque, il l’est dou­ble­ment. Je veux pho­togra­phi­er, il me met en garde; me décou­vrir, il m’en empêche; m’ar­rêter, il crie “surtout pas!”, et quand je veux pass­er une cagoule anti-pol­lu­tion, il m’en dis­suade: on me prendrait pour un para­mil­i­taire. Bref, rien de tel pour vous faire peur. Ce que j’en retiens d’abord c’est qu’il ne vaut pas la peine de vivre ain­si: le spec­ta­cle est infra-humain. De retour dans son apparte­ment en toit d’im­meu­ble séparé des autres immeubles par des spi­rales de bar­belé tran­chant, chaque fenêtre, porte, issue et jusqu’à la douche pos­sé­dant par ailleurs son arme de con­tact en cas d’in­tru­sion (bal­ai, marteau, râteau, pic à glace), LM déclare: “je voulais com­mencer par le pire, désor­mais chaque quarti­er que nous vis­iterons te don­nera une meilleure impres­sion de notre mer­veilleuse capitale”. 

Colombiens

En Colom­bie, les gens dansent. Quand ils marchent, par­lent, réfléchissent, ils dansent. Quand ils arrê­tent de danser, on ne sait pas ce qu’ils deviennent.

Bogota

Quarti­er de la Can­de­lar­ia, immeubles courts sur des pentes raides. Blanche sur la hau­teur, acces­si­ble par le téléphérique, la basilique de Montser­rate. LM vit dans un apparte­ment en attique. La moitié occupe le dernier étage du bâti­ment, le reste est pris sur le ciel, fait de bois de récupéra­tion, de plas­tique de récupéra­tion, d’ob­jets trou­vés. Le tout est défendu par sept ser­rures: pre­mière porte sur l’ex­térieur, une ser­rure. Sec­onde, celle du couloir d’ac­cès à l’im­meu­ble, une ser­rure. Et la porte de l’ap­parte­ment cinq ser­rures, un casse-tête à com­bi­naisons vari­able. Comme l’élec­tric­ité a lâché, il faut éclair­er à la torche le trousseau héris­sé de clefs. Le soir où j’ar­rive, l’eau est coupée. “Repré­sailles du gou­verne­ment”, dit LM. Règne dans l’ap­parte­ment un désor­dre proche du chaos. Dif­fi­cile de pos­er quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une tasse, tous les plans sont occupés. Je mets mon sac à terre. Par­ti ce matin à 5h30 de Guatemala-ciu­dad, j’ai faim, j’ai soif. Nous man­geons un steak dans la rue cen­trale (cela ne veut rien dire). Aupar­a­vant, il faut tra­vers­er un marché aux puces mis­érable. Mil­liers d’ob­jets défectueux exposés sur des morceaux de toile jetés sur le sol par des indi­gents. Restau­rant pour faux-rich­es: le per­son­nel vous envie, les clients exis­tent à tra­vers cette envie. Excel­lente viande de bête. Patates créoles façon amandines. Et le tin­ta­marre habituel, et l’ab­sence de lumière qui fait intime. Au retour, arrêt chez une vielle dame encavée dans un bas d’im­meu­ble qui vend de l’épicerie et de l’al­cool, et retour dans le chaos de LM. 

El Dorado

Attente vex­a­toire à l’im­mi­gra­tion puis j’en­tre en Colom­bie. L‑M der­rière la bar­rière sou­ple, le dos arqué, chevelu, une barbe de trois jours, l’haleine d’ail. Heureux, désor­don­né, par­lant vite, le plus sou­vent incom­préhen­si­ble. Nous mon­tons dans un Trans­Mile­nio rouge. L‑M demande rede­mande, véri­fie, remer­cie, salue, par­le et par­le. “J’ai l’air d’un clochard, c’est un déguise­ment, c’est plus sûr”. Au change­ment de ligne, quand il va aux machines pour recharg­er la carte de bus, il se prend les pieds dans ses chaus­sures éventrées.