Maintenant que les villes ont été transformées en laboratoires sous protocoles, mieux vaut s’éloigner des humains, récupérer le paysage et s’y tenir seul, attentif aux informations de la nature. Ceux qui prisent l’effet de foule installeront des miroirs.
Catégorie : Inconsistance
Gerry Hofstetter
Mieux que quiconque les Américains savent se faire détester à travers le monde. Aujourd’hui les Européens (donc nos laquais suisses) les imitent et les rattrapent. Quand la caste gouvernante sermonne les peuples sur les économies d’énergie. Quand les deux tiers des Ukrainiens subissent des pénuries. Quand les livraisons massives d’armes occidentales provoquent autant de bombardements de représailles sur les infrastructures, la caste envoie ses artistes d’Etat illuminer les monuments de Kiev pour “apporter de la lumière à la capitale ukrainienne”.
Coslada-banlieue
A Madrid en voiture pour accueillir Gala à l’avion du soir. Toujours le même plaisir à traverser les déserts de Soria aux environs de Calatayud et Santa Maria de Huerta, canyons rouges, monastères, vallées pétrifiées et grottes à l’abandon, rivières poudreuses et danses des vautours. La camionnette garée dans Coslada, mon sac déposé à l’hôtel (la chambre au dernier étage d’un bâtiment franquiste domine un giratoire où brille un sapin métallique dans le style révolutionnaire de Tatlin), je pars en vadrouille dans des rues à tous égards exceptionnelles car vivantes, je veux dire habitées par des hommes et des femmes sortis des immeubles pour faire des achats de saucisse, de chaussures, de fleurs, de poisson, de pain, de téléphones, plutôt qu’en flâneurs aéroportuaires ventilés sous les enseignes des monopoles. Populaire, le restaurant l’est aussi quelques heures plus tard lorsqu’un gosse endimanché nous sert du bœuf rassis qui sent la mort, des trognons de salade et du vin piqué tout à côté d’une tablée de locaux ivres qui chante entre chaque bouchée de morue.
Projet
Répétitions avec Nome des exercices du futur cours d’autodéfense. Le temps est maussade, par moments il pleut. Depuis que le maire a fait installer l’an dernier un toit sur le fronton, c’est un endroit idéal pour s’entraîner. Comme je n’ai pas reparu dans le village depuis l’infarctus, les voisins d’Agrabuey viennent l’un après l’autre me demander comme je vais, ce qui s’est passé, si je survis.
Envol
Pluie battante sur la route de Saragosse, la Jeep bleue d’Evola chasse l’eau, il est treize heures lorsque nous descendons le col du Monrepós. Pendant ce temps Nome quitte Zurich, il est dans l’avion pour Barcelone, atterrissage à 14h. J’ai réservé un billet de train pour 15h15, envoyé les conseils pour rejoindre en métro la gare de Barcelone-Sants. Si Evola et moi partons aussi tôt, c’est qu’Evola doit faire des achats. Depuis l’été, il a dormi au camping puis sur un canapé-lit. Or, il a achevé hier la pièce qui servira de chambre à bord de la caravane. Aujourd’hui, il lui manque un matelas. Début d’après-midi, nous voici dans la zone marchande de Puerto Venecia, quartiers nord de Saragosse. Quant au prix du matelas, Evola n’y a pas pensé. Moi qui ai acheté des dizaines de matelas dans ma vie (pas une métaphore, je dirais à l’œil trente, peut-être pour me dédommager d’avoir dormi des années sur une palette de chantier), je connais les formats, les méthodes de rembourrage et la gamme des prix. “Le meilleur”, tranche Evola. Qu’il pensait acheter en grande surface. Je me récrie. Le meilleur? En grande surface? Alors que nous circulons sur des parkings inondés, j’avise une enseigne de mobilier. Décision prise, il achètera là. Deux gamines en uniforme nous guident jusqu’au rayon matelas, donnent les explications, annoncent les prix. Evola retire sa veste qui sent le feu, il se laisse choir sur un modèle rembourré. “Parfait!”. Sauf que la vendeuse ne l’a pas en stock. Ni celui d’à côté. Très vite, le choix se réduit comme peau de chagrin. Evola est acculé. Il jette son dévolu sur l’un des deux modèles en stock. Quatre cent francs. Nous récupérons son achat sur le quai de livraison. Je vérifie l’emballage, m’assure qu’il résistera à la pluie (deux cent kilomètres pour regagner le terrain). Evola dresse le matelas sur le pont découvert de la Jeep, appuie la partie haute sur la rambarde de protection du véhicule, déroule une lanière, ajuste le tenseur, vérifie le blocage, le tour est joué, nous démarrons, nous rejoignons un autre parking. Atmosphère étrange en ce jour de l’Avent, Puerto Venecia est peu fréquenté, ici et là quelques silhouettes, beaucoup de vide, rien à voir avec la ruée habituelle des achats de Noël. Ce pourquoi je demande à Evola comme nous nous éloignons du véhicule: “tu ne crains pas le vol?”. “J’ai absolument confiance!”. “Oui, dis-je, mais à ta place, je rapprocherais au moins la Jeep. A la trouver ainsi isolée , au bout du parking, avec ce matelas tout neuf…”. Evola m’assure qu’il n’y aura aucun problème. Après tout, c’est son matelas, son argent, sa dépense. Nous voici dans un bar du centre commercial, à boire un café, une bière, quand le téléphone sonne: Nome est en rade, il a raté son arrêt de métro, le train est parti, il cherche une solution de rechange. Evola maugrée. Il n’a pas tort; si j’ai pris un billet pour ce train et non pour un autre c’est au terme d’un savant calcul car, je l’ai dit, il faut encore regagner le terrain et il va faire nuit et il pleut, puis il y a le matelas. Mais j’ai tort de m’inquiéter: Nome échange son billet, monte dans le train suivant, nous le récupérons dans le ventre de la gigantesque gare Delicias de Saragosse, le monument ferroviaire le plus absurde d’Europe et le col relevé courrons dans la pluie à travers un autre parking. Evola démarre la Jeep, le matelas est emballé, l’eau glisse sur le plastique, il fait nuit. tout va bien. Une heure plus tard, alors que nous roulons dans l’orage près de Huesca, je demande inopinément: “Evola, tu ne devrais pas t’arrêter pour vérifier que la lanière tient bon?”. Lequel constate l’œil dans le rétroviseur: “Bon dieu, le matelas!”. Envolé.
Bernanos
Ecrit dans Les grands cimetières sous la lune: “L’homme est naturellement résigné. L’homme moderne plus que les autres en raison de l’extrême solitude où le laisse une société qui ne connaît plus guère entre les êtres que des rapports d’argent. Mais nous aurions tort de croire que cette résignation en fait un animal inoffensif. Elle concentre en lui tous les poisons qui le rendent disponible le moment venu pour toute espèce de violence. Le peuple des démocraties n’est qu’une foule, une foule perpétuellement tenue en haleine par l’Orateur invisible, les voix venues de tous les coins de la terre, les voix qui la prennent aux entrailles, d’autant plus puissante sur ses nerfs qu’elles s’appliquent à parler le langage même de ses désirs, de ses haines, de ses terreurs.”