Plus aucun bus pour la capitale. Ce que m’apprennent des paysans contre le mur peint de la 7ème rue. Eux grimpent dans des véhicules sans fenêtres, vont aux champs, aux villages. Reste un couple. Un avion les attend à l’aéroport international, à deux heures de route. Le mien est pour le lendemain, départ à l’aube. La résignation du couple, la femme en jupes brodées et tablier, l’homme un chapeau de paille tiré sur le front: “que peut-on y faire?”. Je ramène mon sac à dos à l’hôtel Galería, je vais au marché. Derrière l’allée aux fruits, entre les poulets et les textiles, le parc d’autobus pour “Guate”. Les carrosseries à l’arrêt, portes ouvertes, dans le soleil. Pas de chauffeurs. Partis se saouler au bureau de la compagnie. Mauvais signe. “Vous ne passerez pas, me dit le gardien, l’Interaméricaine est coupée à la hauteur de Santo Tomás”. Et si j’allais à pied? Je fais mon calcul: 36 kilomètres. “Non, non… des barrages, il y en a partout¨”. Je rentre bredouille au Galería, j’empoigne mon sac, je retourne au marché. Un moto-taxi est d’accord de tenter le passage. Je demande un casque. José-Luis n’en a pas. Il part l’emprunter. Le prix monte. Je vais boire une Gallo. Nous démarrons. Cette Interaméricaine, je l’ai faite à l’aller pour rejoindre le lac Atitlán, c’est une suite de lacets et bien du vertige. Sauf que ce matin la route est déserte. Baluchons et valises à la main, des familles, des ouvriers, des gosses marchent sur le bas-côté. A nouveau: mauvais signe. La plupart semble “s’en retourner”. Cependant, aucun barrage en vue. Mon pilote accélère. J’ai donné 100 Quetzales pour l’essence. La condition: ne pas rouler à tombeau ouvert. D’abord mon pilote respecte, puis il s’oublie. Dans les descentes, il monte à 80 km/h, prend les virages au rasoir. J’ai un sac à dos, une sacoche, j’ai peur, nos casques s’entrechoquent. Et voici le premier barrage. José-Luis salue un collègue d’Antigua. Il attend devant le semi-remorque qui bloque l’Interaméricaine depuis plus de cinq heures. Coïncidence ou miracle, un chef de piquet reçoit un ordre par téléphone et annonce au porte-voix qu’il laissera passer un groupe de motards. José-Luis me dit “de ne plus bouger” et il se glisse entre les camions, les voitures, les chariots. Exercice réussi nous franchissons le barrage juste avant qu’il ne se referme. Cette fois, il oublie ma consigne: il roule à grande vitesse. Et il se plaint que je pèse sur ses épaules. Pour cause, je suis crispé, je suis effrayé. Et à nouveau, barrage. Plus lourd. Des centaines de policiers anti-émeute surveillent les militants qui tiennent la route. Revendication, José-Luis me l’explique au début de cette nouvelle attente, refus de l’assurance véhicule obligatoire que le gouvernement vient d’imposer par loi”. Et lui, qu’en pense-t-il? José-Luis est un type au physique épais, couleur de peau marron chocolat, les yeux rouges de pollution. Il est professeur de salsa, éclairagiste, souffleur de feu et moto-taxi. “Il y a du pour et du contre, dit-il, un bus vient de passer dans le ravin. Cinquante morts parmi lesquels beaucoup de maris et d’enfants”. Une demi-heure plus tard, nous sommes toujours arrêtés. Mouvements de foule, discussions, police en observation, impatience, cependant personne ne s’énerve. Une jeune femme format camionneur harangue: “ceci n’est pas une plaisanterie, nous n’avons rien contre vous, mais vous resterez ici aussi longtemps que le président ne cèdera pas!”. José-Luis lève les yeux au ciel. Il voit son salaire s’envoler. Car le contrat est ainsi fait: je paierai 400 Quetzales s’il me conduit dans la zone 13, un secteur militaire sur les flancs de l’aéroport. S’il n’y parvient pas, je ne paie rien. Soudain un adolescent à moto tente de forcer le barrage. Profitant d’une faille il s’est glissé entre deux voitures qui manœuvraient pour mieux verrouiller. La camionneuse s’élance, attrape la moto par la roue arrière, l’adolescent se ramasse. Il remonte en selle, donne des gaz. Elle se jette sur lui, arrache ses clefs de contact, les montre à la foule: “personne ne passe!”. Cette fois la frustration est palpable. Je cherche une solution. Sur la piste opposée, j’aperçois un fast-food. Plus bas, soit de l’autre côté du barrage, en direction de Guatemala-ciudad, une station-essence. “Est-ce qu’il y aurait un sentier entre ces deux bâtiments, par la forêt, dis-je à José-Luis, tu vois, pour les employés?”. Le pilote veut tenter. Nous portons la moto à travers le fossé de séparation des pistes. La camionneuse regarde faire. Nous entrons sur le parking du fast-food en sens-interdit au milieu des RAM des brigades d’intervention. Hélas, vérification faite, le terrain du fast-food est entièrement clôturé. Mais un peu plus haut, il y a une route de traverse. Certes, elle pointe en direction d’Antigua, mais si elle aboutissait à une bifurcation? Là encore, faux espoir: elle se termine devant une cimenterie. “Écoute, dis-je à José-Luis, quand nous descendions en direction du dernier barrage, j’ai remarqué un panneau San Cristobal. Si cette direction est celle d’Antigua, l’autre est celle de la capitale ou je me trompe?”. Son regard s’illumine. Il échange avec un employé de la cimenterie. Celui-ci dessine un plan. Je photographie le plan. Avant d’accélérer, José-Luis se retourne: “C’est incroyable, je vais t’engager!”. Le soir, enfin rendu dans la zone 13, installés dans le salon d’un hôtel de la colonie militaire, nous buvons des Gallo devant le journal télévisé: les émeutes commencent, les barrages brûlent. Lorsque je me réveille à 5h30 pour profiter du taxi d’une homme d’affaires brésilien vendeur d’essuie-glaces, le gouvernement à cédé, il n’y a plus d’assurance obligatoire.