Pas assez bête pour correspondre au portrait qu’ils dressent de moi.
Mois : avril 2024
Direction Transylvanie 3
Le train atterrit enfin à Cluj et je vais à pied. La ville n’a pas allumé ses réverbères. La perspective est indécise. Je sais où mène le boulevard, mais ce soir je ne vais pas à l’appartement Einstein, j’ai réservé une chambre “stada” Ion I.C. Marianu no 21–23. Je cherche l’immeuble sur un plan photographié, me repère au nom des boulevards. Les plaques de rues ne sont pas autorisées sur les bâtiments historiques et au centre, des bâtiments historiques, il n’y a que ça. Je navigue de gauche de droite, dans le noir. J’allume la torche de mon téléphone, j’éclaire les recoins. Voilà le 19. Deux pas et c’est le 24. Entre deux, rien. A Cluj, les portes cochères ouvrent sur de vastes cours. Dans les buissons et sur le pavé s’ébattent les poules. Les boîtes aux lettres sont défoncées, les portes creusées au hasard. De la main j’écarte une branche et découvre un adolescent sur une dalle. Sans lâcher son jeu électronique, il m’explique qu’en Roumaine “c’est de l’autre côté”. Providentiel cet adolescent. Dans mon impatience, j’ai même oublié qu’il ne parlait pas l’anglais. Il le parlait. Je regagne la “stada” Ion I.C. Marianu et marche à l’envers dans l’obscurité. Cette fois une plaque indique le 21. Sauf qu’il y derrière la porte cochère dix boîtes à chiffres pour les clefs. Le propriétaire a envoyé une photographié de celle de son appartement, je veux dire la chambre. Il existe trois boîtes de ce modèle. Je trouve la clef. La chambre est au troisième étage, la porte 19. Elle n’existe pas. Je redescends, je remonte. Troisième étage, j’y étais et j’y suis: portes no 12 et 49. Alors, je découvre qu’il y a en galerie, au-dessus de la cour de ferme, les autres appartements, numérotés de 12 à 49, façon appartements collectifs de l’ère des soviets. A l’aide d’un coussin, j’essuie la sueur qui coule sur mon front et j’appelle Gala. Un vieillard en culottes ballantes toque à ma porte. Il dormait, je l’ai réveillé. Il m’envoie un baiser. Des mouettes crient dans le ciel. Il n’y a pas de mer. La rivière Somesul charrie à travers Cluj des eaux jaunes. Sous le pont d’Horea, près d’Einstein, on voit un petit bunker à demi-immergé. Les mouettes l’habitent.
Direction Transylvanie 2
Au départ de la gare Keleti, le Hongrois qui a la tête de Brejnev embrasse longuement son petit-fils idiot, puis serre sa fille dans ses bras. Aussitôt assis, il se met à parler à ma voisine d’une voix de stentor. Je ne saisis pas un mot. Si pourtant: “China”, “Soviet Union” et “Ceaucescu”. J’essaie de lire. Cette voix à côté de l’oreille m’en empêche. Je lis sur le Kindle “Le syndrome de la touche étoile”. Depuis sa publication il y a dix ans, l’essai de Besnier sur le posthumanisme a vieilli. C’est dire que l’avenir nous a rattrapé puis distancé. Que les annonces plus ou moins effrayantes sont devenues réalité. Aujourd’hui elles paraissent moins effrayantes. Ce qui indique assez le niveau général de la catastrophe. Ajoutons que j’ai beaucoup écrit sur le sujet depuis 2014. Tiens, le Hongrois s’est tu! Il prend un livre. Quand il le referme, il s’en va. Il ne reparaît pas. Je partage le compartiment avec la jeune ukrainienne et son amoureux. Elle est grande. Il est encore plus grand. C’est un Hongrois couvert de tatouages. Bras, cou, mains, chaque partie de son corps affiche un des personnages de la série du Joker, des monstres bleus aux grimaces folles. Pour se comprendre, le couple parle anglais. Ils sont basketteurs. La fille me montre son visa, elle est allé en Chine pour un match. “J’ai bien aimé, je n’ai rien vu”, dit-elle. “Ah, tu es aussi allée en Chine?”, s’étonne son amoureux. Visiblement, ils ne se connaissent pas de longtemps. Et ils mangent pendant les onze heures que dure le voyage. Ils mangent des chips, des biscuits, des cacahouètes, des barres de chocolat et des sucres de raisin, tout un inventaire d’épicerie, la liste n’en finirait pas. Soudain l’Ukrainienne annonce: “quand nous arriverons, je ferai du riz.”. Le train roule à quarante kilomètres à l’heure. En Roumanie, il faut compter une heure de plus. Nous arriverons à Cluj bien après le coucher du soleil.
Direction Transylvanie
Le direct Budapest-Keleti-Cluj compte dix wagons de plus qu’à l’aller. La moitié est dételée à mi-course. Le paysage est invariable: collines planes, clochers nains, masures et enclos. Les cimetières ne sont pas emmurés, les usines rouillent leur squelette. Il y a des vaches, des moutons, puis le paysage, encore le paysage. Chaque fois que le train s’arrête, je me demande: “est-ce que ça fait partie des onze heures de voyage?”. Deux passagers claquent une portière, ils s’éloignent à travers champ. Le chef de gare siffle. Le train ne bouge pas.
Groupe de Visegràd
A bord de la vielle Volvo de Monpère à l’habitacle doublé de moquette, longue route sur le Danube en direction de Visegràd. Il règne une tranquillité mortifère. Qui voudrait tourner un volet de la série zombie, n’aurait qu’à débarquer les morts-vivants ; pour le décor, il n’a pas besoin de retouches. Chiara dit que le week-end c’est la ruée. Qu’on se dispute le trottoir. Que les pâtisseries viennoises volent dans les airs, que les boules de glaces sont colorées. Nous sommes mercredi. Tout est gris, contracté, à l’équerre. Et les cafés ont leurs coutumes. Ils ont des airs de salons privés. Des airs désuets. La dame qui vous reçoit se tient raide façon musée de cire. Elle attend de savoir. Quoi? Ce que vous faites chez elle. Un café je vous prie! Elle se met en mouvement. Elle le fait (le café). Toute une opération. Pourtant, ce n’est pas le premier, n’est-ce pas? Quand le café est fait, elle vous le remet. Quand vous l’avez en main (le café), vous le transportez jusqu’à une table. Au fond du salon. Dans la pénombre, sous les tableaux. Alors le silence retombe. J’ai connu cela en Finlande. Les Kaurismaki le montrent dans La petite file aux allumettes. Dans la suite de l’œuvre, ils passent au muet. Plus juste. Car en fin de compte, ce qui manque, c’est le langage, le dionysiaque, la joie, la danse, quitte à ce que ce soit la danse des zombies. Le café bu, nous reprenons la route. La Volvo fait merveille. Elle est orange, elle ronronne, sa cale est plate, une sorte de boîte à chaussures ce modèle de 1980, déjà un autre siècle. A quelques 70 kilomètres de Buda, au fond du territoire de Hongrie, se tient Esztergom. Le visiteur circule au pied de la basilique. Qui est énorme. Plus grande basilique après le Vatican. Un bâtiment gréco-romain chapeauté d’une coupole d’observatoire. Enorme la coupole. Jean-Paul y est venu. Moi aussi, il y a 30 ans. La Volvo descend vers les eaux du Danube. Elle monte sur le pont de métal qui mène en Slovaquie. Monpère raconte son bombardement en 1945. Cet axe est resté coupé jusqu’en 1990, date de la reconstruction du pont. A Stúrovo, nous avons rendez-vous avec un Français de Budapest. Trop cher, il a emménage ici, dans cette ville, ce bourg, ce lieu, ce Stúrovo. Nouveau café. Plutôt qu’une dame, un patron. Avez-vous quelque chose à manger, demande Chiara. Le patron désigne deux tranches de tarte sous une cloche de plastique. “Excellentes”, dit le Français. La porte du café s’ouvre, entre un client, il salue, s’entretient avec le patron, salue et sort. “C’est le maire, dit le Français, très gentil. Il ne fait rien”. Ensuite, halte au supermarché Billa. Bière, fromage, papier de toilettes. Photographie de la Basilique depuis la rive slovaque. Retour à la Volvo. Monpère transporte une toile de maître qu’il a acheté Fr. 1.- à un gitan. Nous déposons la toile de maître dans la maison de campagne du Balaton, Chiara nourrit le chien aveugle du voisin des restes de midi, puis retournons à Budapest. Fin de journée, je suis au marché couvert de Lehel Ter, bistrot du premier avec vue sur les charcuteries et les fraises pour écrire la suite de mon livre, boire de la Dreher, de la Soproni, de la Árani Azsok.
Lecteurs
Salle de lecture de la bibliothèque métropolitaine Erwin Szabó dans le quartier de Kálvin Tér. Des plafonds en caissons de bois et des lustres de mille feux. Survolant les longues tables aux plateaux de cuir des volutes d’or. Les étudiants lisent enfoncés dans des fauteuils à œillères, d’autres méditent dans les cheminées de marbre. L’établissement navigue au cœur de la ville comme une nef surgie du passé.
Obuda
Dans les rues de la grande fatigue. Ce que c’est, je l’ignore. Des nourritures sans force ni vitamines, une brouillard en façade, un soleil planeur, le ralentissement des horloges. Le passé noie l’avenir. Heureux d’avoir enfermer dans des enveloppes de papier toutes sortes de pilules: collagène blanc et huile de poisson, zinc et magnésium, créatine et artichaut. Sans elles, je raserais les murs. Ce que font les Hongrois. Quand ils ne titubent pas.