Mois : juin 2022

France

Neuf heures de route pour rejoin­dre Gala à Hyères sur la Côte-d’Azur. La tem­péra­ture a bais­sé de quelques degrés. Il fait plus de trente. La route de mon­tagne qui tra­verse la val­lée d’Aspe est en travaux, les car­a­vanes alle­man­des et hol­landais­es gag­nent les Pyrénées et l’An­dalousie, un camion de foin puis un semi-remorque chargé de Mer­cedes m’oblig­ent à rouler au pas. A midi, je dois appel­er le notaire qui vis­era l’ac­cord sur mon retrait de l’en­tre­prise. L’heure tourne, je n’a­vance pas: il est midi, midi trente, je suis à Idron, à Ouss­es, à Soumoulou, la bande-son que j’ai pré­parée refuse de tourn­er sur la stéréo, un dernier titre de Folk sur le disque dur portable puis c’est l’en­reg­istrement d’une émis­sion de la RSR sur Retour à Arava­ca 12–45 datant de 2010, impos­si­ble d’en sor­tir. Quant au télé­phone, il est neuf (démoli le précé­dent la semaine passée en Valais comme je fai­sais une roulade de Krav Maga) donc sans con­tenu. Arrivé à Saint-Gau­dens, j’achète un sand­wich à l’oeuf, reprend la route, avant de s’en­gager sur l’au­toroute me gare, appelle Gala, lui demande d’ou­vrir ma mes­sagerie, de véri­fi­er la boîte de récep­tion, elle n’y parvient pas. Je veux branch­er ma wi-fi de bord hon­groise, cela ne marche pas, je m’én­erve, je mange, je cal­cule, je re-cal­cule et je crains le pire: il reste une demi-heure pour réclamer la sus­pen­sion de l’assem­blée générale de l’en­tre­prise con­vo­quée pour le lende­main à Neuchâ­tel au cas où je ne reçois pas de propo­si­tion de rachat de mes parts. Or, pour savoir si une telle propo­si­tion a été soumise, il me ouvrir la mes­sagerie, il me faut du réseau. Je rap­pelle Gala, explique la procé­dure, tran­spire dans la voiture, m’én­erve, renonce. Dans une sta­tion-ser­vice des alen­tours de Tarbes, je branche l’or­di­na­teur, obtiens la let­tre, appelle l’av­o­cat de Genève, rem­balle, reprend la route. A vingt heures, vers Crau par­mi des mil­liers d’au­to­mo­bilistes, puis dans le long embouteil­lage qui chaque soir à l’heure de pointe bloque le tun­nel de la “tra­ver­sée de Toulon”. 

Epoque

“Dans les con­ver­sa­tions sur la cru­auté de nos jours, on se demande sou­vent d’où vien­nent toutes ces forces démo­ni­aques, ces écorcheurs et ces meur­tri­ers dont per­son­ne pour­tant ne dev­inait l’ex­is­tence au sein de notre peu­ple. Et cepen­dant, ces forces y exis­taient en puis­sance comme la réal­ité le prou­ve main­tenant. La nou­veauté, c’est qu’elles devi­en­nent vis­i­bles et qu’en se don­nant libre cours elles peu­vent nuire aux hommes. Cette mise en lib­erté est notre œuvre et notre faute com­mune; en rompant nos pro­pres liens, nous les avons déchaînées. Et nous n’avons guère le droit de nous plain­dre si le mal­heur nous frappe aus­si dans nos vies indi­vidu­elles.” Ernst Jünger, Jour­nal de Paris, 1943.

Religions

La pra­tique des nou­velles églis­es con­siste à per­suad­er l’ig­no­rant qu’il n’a aucune rai­son de rechercher la con­nais­sance puisqu’il y a un cer­tain génie qui sait tout et qu’il va lui être présenté.

Histoire

Plus dif­fi­cile qu’au­par­a­vant pour un vieil­lard de faire enten­dre à un jeune qu’il a vécu.

Anticipation-fin

Stanis­las Lem, Van Vogt, Zami­a­tine emprun­tent à l’imag­i­naire pour dress­er devant nos yeux des mon­des-obsta­cles. Bur­roughs (la Révo­lu­tion élec­tron­ique), Kaczyn­s­ki ou Dan­tec s’in­sur­gent con­tre l’al­ié­na­tion psy­chologique par la sub­ver­sion; les derniers hérauts de lignée ten­tent aujour­d’hui de décrire depuis l’in­térieur (pris dans sa glu) le monde-obsta­cle. L’imag­i­na­tion est au ser­vice des devenirs sta­tis­tiques du mod­èle qui a écrasé l’imag­i­na­tion. Les derniers mots des écrivains seront “non, non…”, puis tout devien­dra — faute de pos­si­bles — réel. 

Visée

Lorsque l’on regarde avec force et lucid­ité par-dessus les obsta­cles c’est soi-même que l’on aperçoit; alors les obsta­cles appa­rais­sent pour ce qu’ils sont, des obsta­cles, et la vie reprend.

Occupation

Ne rien faire. Demeur­er assis. Rem­plir son verre. Se rasseoir. Fix­er l’écran, écouter de la musique répéti­tive, fix­er le mur de pierre, s’é­ten­dre et se rasseoir. Se représen­ter cet avan­tage : le télé­phone est coupé, per­son­ne n’en­voie de mail, per­son­ne ne frappe à la porte. Se représen­ter un cal­en­dri­er vierge. Il flotte devant les yeux. Je repère des cas­es, des dates, des semaines, des mois, je coche ici, je souligne là. Appa­rais­sent les pro­jets d’écri­t­ure, un essai, un autre essai, une fic­tion (toute réelle), travaux à com­mencer dès la fin de l’été, à pour­suiv­re pen­dant l’au­tomne, jusqu’à l’hiv­er, et déjà je me vois de retour où je suis en cet instant, assis devant l’écran, assis face au mur, loin de toute per­son­ne, loin de tout, content.

Caractère

A la seule idée de n’être pas comme tout le monde l’Es­pag­nol se sent humil­ié, aus­si le voit-on régulière­ment se jus­ti­fi­er de sa normalité. 

L’Amour

Evola apporte les pre­miers numéros de la revue dirigée par Frédéric Pajak, L’Amour. Fasciné par les illus­tra­tions et pein­tures (toiles mag­nifiques de Sylvie Fajfrows­ka, de Chan­tal Petit), les textes — longs de trois cent pages — met­tent mal à l’aise. Réfléchis, volon­taires, tra­vail­lés, ils sont ennuyés et ennuyeux. Parce que j’imag­ine que pareille­ment, lorsque j’écris, j’en­nuie. “Inutile”, devrais-je ajouter. Qui peut être ou n’être pas sans que cela n’y change rien. Est-ce l’ef­fet d’une revue qui n’a pas de pro­gramme révo­lu­tion­naire ni de pro­jet esthé­tique? D’une revue qui jux­ta­pose des textes dont les inten­tions et les styles dif­fèrent? Le numéro 2 de la revue affiche un thème: “Con­tre l’ac­tu­al­ité”. Cela ne change rien. Même jux­ta­po­si­tion. Et un effet per­vers: les auteurs se met­tent à par­ler d’ac­tu­al­ité. Or, sidérés comme que nous le sommes tous, ces­sant d’être auteurs, ils racon­tent alors des petits vies qui ressem­blent aux petites vies de tous les hommes et femmes que broie notre société. La ques­tion est donc: que faudrait-il écrire? D’abord, il ne faut pas. Ensuite, toute per­son­ne qui écrit avec sérieux sait que cette ques­tion n’a pas de sens. Ce qu’on peut, voilà ce qu’on écrit. Pri­or­i­taire­ment ce qui nous intéresse. De fait, l’écrivain ne peut écrire avec énergie et prof­it (en vue d’obtenir quelques lecteurs) que sur les sujets qui s’im­posent, les sujets qui le déman­gent, les sujets qui lui per­me­t­tront de se con­naître. Fin de la ques­tion — l’écrivain n’a pas le choix. Ain­si l’on pour­rait dire: la revue invite à un exer­ci­ce anti­na­turel. L’écrivain se demande ce qu’il pour­rait faire. Las de se le deman­der, il trou­ve une parade. La parade étant une parade, l’en­nuyé pro­duit de l’en­nui. Tout de même, je suis mal à l’aise. La ques­tion demeure: peut-on don­ner quelque chose de soi, quelque chose d’hon­nête, à une revue ? 

Quebrantahuesos

La nou­velle vient de tomber, la plus impor­tante com­péti­tion cyclo­touriste d’Es­pagne, la QR vient d’être annulée pour caus­es de tem­péra­tures exces­sives. Comme les amis, deux jours que je mangeais pâtes et légumes pour me pré­par­er à ces 200 km et 3500 de dénivelé. J’an­nule, je passe à la bière. Je prends place dans le canapé, j’at­trape au vol les mes­sages de colère qui crépi­tent sur les télé­phones, dans la presse, dans la rue. La ten­sion monte d’un cran en soirée quand l’or­gan­isa­teur révèle que l’in­ter­dic­tion de con­courir vient de France. Le préfet des Pyrénées atlan­tiques red­outait des coups de chaleur, des acci­dents, des morts. Accom­pa­g­né de cet aveu : depuis la fausse crise du virus, il manque des ambu­lances, des lits, des soignants, liq­uidés en vue de la pri­vati­sa­tion à l’améri­caine du sys­tème de san­té. Mon ami le maire sort de ses gonds. Il envoie soix­ante-sept mes­sages, par­le enfin de pren­dre le fusil, de dis­tribuer des balles. Il est vrai qu’il fait chaud. Très chaud. Mar­di, je fai­sais mon dernier entraîne­ment du côté de la Navarre. Après qua­tre heures de route à quelques 35 km/h de moyenne, je me sens faib­lir. Je cherche la cause. La vic­i­nale est blanche de lumière, le roc brûlant, le ciel raide. La con­sul­ta­tion de mon comp­teur me ras­sure, il fait trente-huit degrés, je suis déshy­draté. Le vélo jeté dans le cof­fre de la Dodge, je rejoins la sta­tion-ser­vice de Puente où j’achète une bouteille d’eau d’un litre et demi. Je la bois en entier. Retour à Agrabuey ce soir. Les mes­sages n’en finis­sent plus de tomber. Désor­mais ils sont chiffrés. Les voisins racon­tent les pertes des nuitées d’hô­tel et les pertes en cui­sine (stocks des restau­rants). Moi, je pense aux com­péti­teurs venus du Por­tu­gal, d’An­gleterre, de Suisse. Pré­cisons, il s’ag­it d’une des cours­es les plus cotées d’Eu­rope, il y a douze mille par­tic­i­pants. Un mot d’or­dre est alors don­né par Pérez: “les cyclistes ne craig­nent pas la canicule, avec ou sans organ­i­sa­tion, nous allons courir”. Le matin, je suis sur la place du vil­lage et c’est le coup de mas­sue: les Français ont instal­lé des rib­am­belles de gen­darmes sur la fron­tière pour inter­dire le pas­sage des vélos.