Vers l’Espagne 3

Journée entre Tarn et Hérault. Longues heures de silence à grimper seul. La forêt s’élève au-dessus de la route, le col est là-haut, enfoui. Quand il y a une épicerie (rarement), j’achète un litre et demi d’eau, le con­somme en entier. Après Cas­tanet où un restau­ra­teur vieille France (ah, comme ce pays était beau!) me sert de la char­cu­terie de Lacaune, l’or­age éclate et je pédale sous les avers­es, sans cesse obligé de me désha­biller et de me rha­biller. Mais ce mau­vais temps, je ne le red­oute plus. Du moins quand les gouttes ne sont pas trop épaiss­es et la chaussée pas noyée car alors il faut rouler avec mod­éra­tion et le but recule. Au Nord de Mil­lau, je pense à José Bové avec qui j’ai fait le déplace­ment de Davos en 1997. Bien cette casse au McDon­ald’s; ridicule son engage­ment européen — un classeur sous le bras, un salaire dans la poche, on ne l’a pas enten­du pro­test­er… Cepen­dant le paysage est tou­jours au relief. Il est vert et rude. Les nuages amon­celés le rem­plis­sent d’om­bre. Par endroit, on se sent per­du. Et puis c’est monot­o­ne: longue mon­tée, longue descente, et longue mon­tée… Cela s’ap­pelle — d’après un pan­neau — le Tarn Vert. J’aime mieux ce qui est jaune et sec et vaste comme une mer de blé, le Gers ou la Castille. De plus, je ne vois rien d’im­por­tant sur l’hori­zon. Les vil­lages sont petits; il faut dire hameaux. La lumière com­mence de baiss­er quand j’ar­rive à Lacaze (Lacasa). Ne reste qu’à pour­suiv­re. Une départe­men­tale minus­cule est lovée con­tre le Gijou, un ruis­seau qui ron­fle en terre. Lové, cela à l’air sym­pa­thique, sauf qu’après au bout une heure à pédaler sur le petit pignon, j’ai l’im­pres­sion de m’être lancer dans l’as­cen­sion de l’Hy­malaya. . Quand je débouche, j’ai roulé 16 kilo­mètres à la mon­tée. Du plateau, je m’élance en direc­tion d’une cam­pagne mous­sue, spongieuse, ronde. Mon regard accroche le mot “gîte” suivi de “bib­liote­ca”. Tra­vers mal­heureux, je déteste me détourn­er de ma route. Mal­heureux car dans un endroit qui est désert lorsque l’on vous appelle à quit­ter le désert, il ne faut pas refuser l’in­vi­ta­tion. Je la refuse, j’at­teins Saint-Pierre-de-Triv­isy. Il pleut, il fait nuit, il va pleu­voir et con­tin­uer de faire nuit. Un ado­les­cent en treil­lis mil­i­taire mon­té su un quad me ras­sure: comme je veux, camp­ing ou hôtel. Le pre­mier est fer­mé et que les cham­bres d’hôtes du sec­ond “ne sont pas prêtes” m’ap­prend le cou­ple qui fait aus­si bar et restau­rant. “Ai-je le temps de boire une pres­sion?”. “Volon­tiers, mais nous n’al­lons pas tarder à fer­mer, me dit la dame, nous n’avons eu per­son­ne de tout le jour. Un heure plus tard, je suis tou­jours accoudé au comp­toir, la con­ver­sa­tion est plus que sym­pa­thique, intéres­sante, et je décou­vre que je suis à la “bib­liote­ca”, que celle-ci n’est pas qu’un mot, qu’il existe là, der­rière le mur, de splen­dides étagères de bois rus­tique gar­nies de livres et une chem­inée géante, mais encore des tables de cuir fumé, des lus­tres qui don­nent un belle lumière et quand j’an­nonce que je vais aller dormir dehors (trop fatigué pour con­tin­uer), la dame qui se prénomme Pas­cale annonce qu’elle pré­pare une cham­bre et tous trois, elle, son mari et moi, d’as­cen­dance andalouse elle, cata­lane lui, dînons autour d’une table haute dans le bar.