Quelques jours et j’oublie déjà ce que fut cette seconde étape. Pour le savoir, je dois consulter la carte. J’ai photographié des portions de route afin de retrouver la direction générale. Mon excellent outil de navigation a un écran si petit que l’on a beau savoir au centimètre prés où l’on se trouve il est difficile de connaître la destination finale. D’autant que je contourne les villes et les bourgs et trace ma route par les campagnes. Voilà, j’y suis; c’est jour d’Ascension, je roule sur une laie le long d’un canal de dérivation. Au loin un troupeau de moutons. Une famille de gitans flanquée de chiens guide les bêtes. Un agneau saute par-dessus le canal. Le gitan s’élance, rate son coup, la bête plonge dans le jus. Le gitan saute encore. L’agneau veut escalader la berge. Le gitan le prend par les pattes, le jette sur la route. L’agneau s’écrase tel un paquet de linge mouillé. Il détale. Cela recommence. Un bélier. Le gitan saute, non il vole. Le torse nu, musculeux. D’une détente il atteint le mâle. Le mâle se dégage. Sur le chemin la gitane parle aux chiens. Langue bizarre. Les chiens comprennent. Réaction immédiate. Comme s’ils recevaient des décharges électriques. Ce travail de rabattement dure un quart d’heure après quoi je reprends de la vitesse. Toujours pareil: au moindre ralentissement, j’ai le sentiment d’avoir perdu partie de mon voyage. J’ai tout le temps mais je suis pressé. J’accélère. Une ancienne voie ferroviaire est transformée en piste cyclable. Fin de matinée, je tiens un moyenne de 30 km/h. puis déjeune sur le bord de la Vidourles à Sommière. La chaleur est écrasante. Mon grand plaisir est d’avaler un litre de sirop grenadine. Ensuite, du vin. Le menu est espagnol. “Pourquoi?”. La fille des patrons ne sait pas. Elle est jeune, très jeune, élastique. Tarte aux myrtilles, petit noir, elle remplit mon bidon, je reprends la route. Droites semées de platanes, champs ouverts, ciel bleu et raide. Salinelles (où nous avions invité en 1998 nos amis de Genève pour un repas au château afin de fêter notre premier salaire d’afficheurs), Notre-Dame-de-Londres, Saint-Guilhem-le désert. J’enfile un ou deux giratoires l’ œil sur le GPS, double les voitures qui vont au pas, retrouve les champs. Je pédale sans relâche, absorbe les paysages sans les voir. Au cent-cinquantième kilomètre, il est temps de songer à un camping, un stade, un hôtel. Dans cet ordre. Je préfère dormir sous tente. Placer le vélo dans un garage pour monter en chambre, j’évite. Puis il y a le prix. A croire que les établissements, tous minables qu’ils soient, sont réservés aux voyageurs fortunés (on oublie que c’est juste fait pour dormir). Hélas, à Gignac où j’atterris après une recherche dans quatre villages demi-fantômes, le camping ouvre le surlendemain. Quant au stade de cette banlieue de Montpellier, il est fréquenté, surveillé, éclairé, impraticable. Pour seule offre à des kilomètres (170 Km parcourus), un Logis de France. Douché, je pars boire en ville. Ambiance interlope sur les terrasses. Content de ne connaître personne. D’être inconnu. Tablées d’excursionnistes retour des Cévennes, d’employés agricoles magrébins, de voyous. Restaurant? Fermés. Je me rabats sur un Kebap, commande des frites et observe. Pour nourrir la population dominicale — je parle des voisins qui descendent des immeubles de Gignac-centre — le Turc saisit dans un bac de congélation des sacs dont il balance le contenu dans son bac à huile. A même le trottoir, sur une table de plastique, un père fait manger son fils avec les mains. Fin du week-end de garde, ce père semble impatient de ramener le gosse. Un autre père, tout en dealant des cachets, amuse sa compagne et leur enfant de six ans. Quand l’enfant finit ses croquettes, prend la main de la mère, s’en va, le père lance : “à la prochaine!”.