Vers l’Espagne 2

Quelques jours et j’ou­blie déjà ce que fut cette sec­onde étape. Pour le savoir, je dois con­sul­ter la carte. J’ai pho­tographié des por­tions de route afin de retrou­ver la direc­tion générale. Mon excel­lent out­il de nav­i­ga­tion a un écran si petit que l’on a beau savoir au cen­timètre prés où l’on se trou­ve il est dif­fi­cile de con­naître la des­ti­na­tion finale. D’au­tant que je con­tourne les villes et les bourgs et trace ma route par les cam­pagnes. Voilà, j’y suis; c’est jour d’As­cen­sion, je roule sur une laie le long d’un canal de déri­va­tion. Au loin un trou­peau de mou­tons. Une famille de gitans flan­quée de chiens guide les bêtes. Un agneau saute par-dessus le canal. Le gitan s’élance, rate son coup, la bête plonge dans le jus. Le gitan saute encore. L’ag­neau veut escalad­er la berge. Le gitan le prend par les pattes, le jette sur la route. L’ag­neau s’écrase tel un paquet de linge mouil­lé. Il détale. Cela recom­mence. Un béli­er. Le gitan saute, non il vole. Le torse nu, mus­culeux. D’une détente il atteint le mâle. Le mâle se dégage. Sur le chemin la gitane par­le aux chiens. Langue bizarre. Les chiens com­pren­nent. Réac­tion immé­di­ate. Comme s’ils rece­vaient des décharges élec­triques. Ce tra­vail de rabat­te­ment dure un quart d’heure après quoi je reprends de la vitesse. Tou­jours pareil: au moin­dre ralen­tisse­ment, j’ai le sen­ti­ment d’avoir per­du par­tie de mon voy­age. J’ai tout le temps mais je suis pressé. J’ac­célère. Une anci­enne voie fer­rovi­aire est trans­for­mée en piste cyclable. Fin de mat­inée, je tiens un moyenne de 30 km/h. puis déje­une sur le bord de la Vidourles à Som­mière. La chaleur est écras­ante. Mon grand plaisir est d’avaler un litre de sirop grena­dine. Ensuite, du vin. Le menu est espag­nol. “Pourquoi?”. La fille des patrons ne sait pas. Elle est jeune, très jeune, élas­tique. Tarte aux myr­tilles, petit noir, elle rem­plit mon bidon, je reprends la route. Droites semées de pla­tanes, champs ouverts, ciel bleu et raide. Salinelles (où nous avions invité en 1998 nos amis de Genève pour un repas au château afin de fêter notre pre­mier salaire d’af­ficheurs), Notre-Dame-de-Lon­dres, Saint-Guil­hem-le désert. J’en­file un ou deux gira­toires l’ œil sur le GPS, dou­ble les voitures qui vont au pas, retrou­ve les champs. Je pédale sans relâche, absorbe les paysages sans les voir. Au cent-cinquan­tième kilo­mètre, il est temps de songer à un camp­ing, un stade, un hôtel. Dans cet ordre. Je préfère dormir sous tente. Plac­er le vélo dans un garage pour mon­ter en cham­bre, j’évite. Puis il y a le prix. A croire que les étab­lisse­ments, tous minables qu’ils soient, sont réservés aux voyageurs for­tunés (on oublie que c’est juste fait pour dormir). Hélas, à Gignac où j’at­ter­ris après une recherche dans qua­tre vil­lages demi-fan­tômes, le camp­ing ouvre le surlen­de­main. Quant au stade de cette ban­lieue de Mont­pel­li­er, il est fréquen­té, sur­veil­lé, éclairé, imprat­i­ca­ble. Pour seule offre à des kilo­mètres (170 Km par­cou­rus), un Logis de France. Douché, je pars boire en ville. Ambiance inter­lope sur les ter­rass­es. Con­tent de ne con­naître per­son­ne. D’être incon­nu. Tablées d’ex­cur­sion­nistes retour des Cévennes, d’employés agri­coles magrébins, de voy­ous. Restau­rant? Fer­més. Je me rabats sur un Kebap, com­mande des frites et observe. Pour nour­rir la pop­u­la­tion domini­cale — je par­le des voisins qui descen­dent des immeubles de Gignac-cen­tre — le Turc saisit dans un bac de con­géla­tion des sacs dont il bal­ance le con­tenu dans son bac à huile. A même le trot­toir, sur une table de plas­tique, un père fait manger son fils avec les mains. Fin du week-end de garde, ce père sem­ble impa­tient de ramen­er le gosse. Un autre père, tout en dealant des cachets, amuse sa com­pagne et leur enfant de six ans. Quand l’en­fant finit ses cro­quettes, prend la main de la mère, s’en va, le père lance : “à la prochaine!”.