L’organisation de la pénurie, aujourd’hui dans ses balbutiements, va se généraliser: elle est une perpétuation de l’abondance pour la minorité organisatrice.
Mois : octobre 2021
Vide
Ce qui est projeté dans le miroir du côté de la mort, du temps que l’on est vivant, est l’expression de notre difficile prise sur la vie et selon les occasions, son contraire, une image de la mise bas de ce fardeau, mais dans la mort, la mort vraie, celle du corps, il n’y a plus rien dans le miroir, parce qu’il n’y a plus de vie donc plus d’expression.
Civilisation-péril
Je ne comprends pas. La conversation s’effondre. Pas la quantité de paroles ni la production, pas la diffusion toujours plus grande de mots, de phrases, de mauvaises musiques, mais le rapport inquiet, sympathique, ce rapport d’attention qui par l’amitié bâtissait des architectures volatiles dans l’ombre desquelles s’épanchait la civilisation. Cela est en voie d’effondrement. Cela s’effondre. La mesure intime suffit à vérifier l’état de catastrophe cérébral. Bon dieu, que l’on dise! Que chacun autour de soi cherche et déclare! Combien? Combien de conversations interrompues? Retombées, pourrissantes, décomposées, mortes? Pourquoi de toutes parts, à travers le monde, soudain tant de refus de nouer? Un drame est en cours. Si l’on espère freiner la barbarie, il faut multiplier les conversations, ajouter à la vie, parler sérieusement, parler à la façon des vieux Grecs et des maîtres allemands, fabriquer des conversations résistantes, importantes, les fabriquer lourdes de sens et difficiles et vivantes. C’est seulement par cette difficulté vitale que l’on retrouvera un homme, puis un autre homme, puis un troisième homme, ceux-là mêmes qui aujourd’hui, dans cette folie qui s’empare de la race, disparaissent, s’évanouissent laissant devant nos yeux, après effondrement, un terrain infertile couru par les fantômes de la civilisation.
Madrid aller-retour (1250km)
Pris le départ mercredi en fin de matinée par la route du monastère. Après le col et sa source, une descente de vingt kilomètres amène au lac de barrage de La Peña. Le pont de fer enjambe des eaux turquoises, c’est l’entrée du défilé. La route circule à flanc de montagne, au fond de la vallée coule le Gallego. Si je roule peu à vélo à travers ce décor, je le connais pour l’avoir traversé en voiture, une première fois il y a dix ans, arrivant de Navarre où nous étions aller danser dans le désert avec Gala, une autre fois l’été, comme nous glissions sur le rivière en hydrospeed avec les enfants près des pains de pierre rouge. Après une cinquantaine de kilomètres, première pause dans Ayerbe. Une Dominicaine me fabrique un sandwich à la tomate. Trois Français attablés attendent des “platos combinados” et font des commentaires sur le poids de mon vélo (21kg donc onze de mieux que l’année dernière en Croatie). Ils ont escaladé les Mallos de Riglos (les pains dont je parlais), mais sont aussi cyclistes. Le plus âgé raconte: “mon premier vélo avait des jantes en bois”. Le sandwich avalé, je retourne à l’entrée du village d’où part la route d’altitude. Pendant quatre heures je pédale entre monts et forêts, comme toujours lors des premières étapes, avec plus d’énergie qu’il n’en faut, ce qui me vaudra à l’arrivée plusieurs avertissements de l’ordinateur de bord sur les temps de récupération statistiques (longs, donc hypothéquant possiblement la suite de l’effort). Fin de journée, je suis à Biel, un hameau serré autour d’une église-forteresse. Je remplis mes bidons à la fontaine quand le vélo est renversé par une bourrasque. Je ne constate aucun dommage, remonter en selle, m’élance pour les derniers dix kilomètres, atteins Asín où j’ai prévu de bivouaquer et ne peux monter la rue pavée qui conduit à la Plaza mayor: les vitesses ne passent plus. Moment de panique. Je me dresse sur le vélo, grimpe en danseuse, parle avec deux ouvriers qui fument devant un bar fermé, demande où trouver de la bière, repars, n’ose plus changer de pignon, peste contre mon mécanicien, panique encore: si le changement de vitesse ne répond plus, le voyage est fini. Je suis à120 kilomètres de point de départ. Prochain village, en hauteur, je le rejoins sur le pignon moyen, les muscles tendus. Un paysan manipule des poutres: “non, ici pas de bar”. J’ai ajouté sept kilomètres à l’étape, j’en ajoute encore onze. Rivas, bourg triste entouré de champs, rempli de Maures, possède un bar à son image: triste. A l’intérieur, dans une salle obscure, des mouches, la patronne et deux vieillards qui regardent la télévision. Elle apporte un demi-litre de Mahou dans un verre congelé. Quand la nuit tombe, je me mets en quête d’un terrain où dormir. La technique habituelle consiste à repérer des endroits possibles (c’est-à-dire ni privés ni fréquentés) avant de s’installer au bar, mais en l’occurrence, je n’ai rien vu de viable et au lieu de repartir vers la montagne, je m’engouffre sans réfléchir, sous l’effet de la fatigue, dans un étroit chemin qui traverse une bosquet, croise une rivière (vingt centimètres d’eau), mène aux cultures. Comme ailleurs en Europe, les champs sont rationnalisés. Vastes damiers de terre labourée, sarclée ou en friche, ici ou là séparés d’arbres qui font rideau. C’est eux que je vise. Je couche le vélo. J’attends que disparaissent les derniers tracteurs. La nuit vient. Juste avant qu’elle ne soit complète, je dresse la tente, gonfle le matelas, déroule le sac, m’installe, tire la fermeture éclair, ferme les yeux. Dix minutes plus tard, je suis réveillé par un coup de feu. Un autre. Plusieurs coups de feu. Des détonations partout. Echos ou départs de feu? Je ne sais pas. Proche ou lointains? Parfois proches, parfois lointains. Puis un silence. “Là, me dis-je, ils sont rentrés dans leurs fermes, je vais pourvoir dormir!”. Au bout d’un long silence, nouveau coup de feu. Sur quoi peuvent-ils bien tirer? Pourquoi de nuit? Et comment? Est-ce que les caméras thermiques produisent une image claire de la cible? Je me rendors. Je suis réveillé. Le coup est passé tout prêt. Quelle heure? Bientôt minuit. Eh non, cela ne s’arrête pas! Le dernier coup est tiré à trois heures trente du matin, après ça, rompu de fatigue, je sombre dans le sommeil. A l’aube, je suis réveillé par les aboiements des chiens. Les chiens approchent. Je plie la tente, rejoins le village, sors mon matériel sur la table de pique-nique d’un parc, chauffe du café, il est temps de commencer la deuxième étape.
Bonneteau
Tout religieux que je puisse me découvrir dans le détail de mes pensées et à l’occasion des mes actes, les quels sont en voie de ritualisation, je reste confondu par la formidable escroquerie historique que représente l’échange chrétien de la vie réelle et physique contre un intemporel sans fondement sinon de propagande.
Réorganisation
Voilà ce à quoi il faut penser — envisager, circonscrire, penser. Ce qui fait face et avance dans notre direction est nécessaire donc imparable. Produit monstrueux d’un pouvoir illégitime mais légitimé. Aux moyens excroissants. Pouvoir qui se nourrit de la faiblesse des gens qui ont confiance dans le pouvoir, pouvoir qui se multiplie, pouvoir qui travaille les rapports entre les vivants et liquide les fonctions naturelles des humains, produit des artefacts, les implante, sectionne et assemble les vivants selon un programme inscrit dans une idéologie — programme destiné — programme lancé que l’on n’interrompra pas. Prenons acte: nous sommes et serons réorganisés. Conseils pour un armement minimum: concentrer les énergies restantes, garder les yeux ouverts, calculer la mise en faillite des convictions personnelles, riposter, assurer la pérennité morale du soi. En cette veille de combat, il convient donc de recenser tout ce qui en nous est propre et plusieurs fois par jour le tester comme on fait d’un matériel. Puis de se garantir contre les menées extérieures. Pour système de défense une règle: dès aujourd’hui, tout de ce qui vient sympathiquement de moi doit être par un effort de conscience garanti non-trafiqué avant que d’être accepté.
Grippe 2020 — accélération
Passé un cap. C’est “non”. A toutes les questions: “non”. Nos réserves sont immenses. Notre personne et notre force sont seules importantes. Que la vague s’abatte, le mot d’ordre est: debout! Espace, décision, liberté, affirmation: rien de ce qui peut contrarier le projet premier du vivant n’aura droit de cité dans mes considérations à venir. La faiblesse maladive de ceux qui croient bien faire en baissant la tête (tête: élément distinctif dans le règne animal) est une faiblesse coupable, elle coopte dans les rôles les plus néfastes des néfastes qui sont, psychologiquement et structurellement, les hommes les plus malsains qu’ait jamais produit au terme de son développement une civilisation. Ceux-là profitent maladivement de l’effondrement qu’ils ont contribué à organiser. Ils tentent de demeurer, contre nous, dans leur vie dégénérée. Ne pas laisser faire. Du matin au soir, à chaque minute, sur son territoire intime, ne pas se laisser faire.
Grippe 2020
Souvenez-vous: le peuple s’est résigné devant la répression des libertés parce qu’il n’avait plus de désirs. La fausse situation de crise est avant tout, dans l’esprit des faibles, une “façon d’exister”. Le masque est une marque positive: “j’existe!”. Contre un tel état d’abrutissement des hommes, la lutte est impossible. Le passage d’une société des vivants à une société des unités économiques aura lieu ces prochains mois.