Pris le départ mercredi en fin de matinée par la route du monastère. Après le col et sa source, une descente de vingt kilomètres amène au lac de barrage de La Peña. Le pont de fer enjambe des eaux turquoises, c’est l’entrée du défilé. La route circule à flanc de montagne, au fond de la vallée coule le Gallego. Si je roule peu à vélo à travers ce décor, je le connais pour l’avoir traversé en voiture, une première fois il y a dix ans, arrivant de Navarre où nous étions aller danser dans le désert avec Gala, une autre fois l’été, comme nous glissions sur le rivière en hydrospeed avec les enfants près des pains de pierre rouge. Après une cinquantaine de kilomètres, première pause dans Ayerbe. Une Dominicaine me fabrique un sandwich à la tomate. Trois Français attablés attendent des “platos combinados” et font des commentaires sur le poids de mon vélo (21kg donc onze de mieux que l’année dernière en Croatie). Ils ont escaladé les Mallos de Riglos (les pains dont je parlais), mais sont aussi cyclistes. Le plus âgé raconte: “mon premier vélo avait des jantes en bois”. Le sandwich avalé, je retourne à l’entrée du village d’où part la route d’altitude. Pendant quatre heures je pédale entre monts et forêts, comme toujours lors des premières étapes, avec plus d’énergie qu’il n’en faut, ce qui me vaudra à l’arrivée plusieurs avertissements de l’ordinateur de bord sur les temps de récupération statistiques (longs, donc hypothéquant possiblement la suite de l’effort). Fin de journée, je suis à Biel, un hameau serré autour d’une église-forteresse. Je remplis mes bidons à la fontaine quand le vélo est renversé par une bourrasque. Je ne constate aucun dommage, remonter en selle, m’élance pour les derniers dix kilomètres, atteins Asín où j’ai prévu de bivouaquer et ne peux monter la rue pavée qui conduit à la Plaza mayor: les vitesses ne passent plus. Moment de panique. Je me dresse sur le vélo, grimpe en danseuse, parle avec deux ouvriers qui fument devant un bar fermé, demande où trouver de la bière, repars, n’ose plus changer de pignon, peste contre mon mécanicien, panique encore: si le changement de vitesse ne répond plus, le voyage est fini. Je suis à120 kilomètres de point de départ. Prochain village, en hauteur, je le rejoins sur le pignon moyen, les muscles tendus. Un paysan manipule des poutres: “non, ici pas de bar”. J’ai ajouté sept kilomètres à l’étape, j’en ajoute encore onze. Rivas, bourg triste entouré de champs, rempli de Maures, possède un bar à son image: triste. A l’intérieur, dans une salle obscure, des mouches, la patronne et deux vieillards qui regardent la télévision. Elle apporte un demi-litre de Mahou dans un verre congelé. Quand la nuit tombe, je me mets en quête d’un terrain où dormir. La technique habituelle consiste à repérer des endroits possibles (c’est-à-dire ni privés ni fréquentés) avant de s’installer au bar, mais en l’occurrence, je n’ai rien vu de viable et au lieu de repartir vers la montagne, je m’engouffre sans réfléchir, sous l’effet de la fatigue, dans un étroit chemin qui traverse une bosquet, croise une rivière (vingt centimètres d’eau), mène aux cultures. Comme ailleurs en Europe, les champs sont rationnalisés. Vastes damiers de terre labourée, sarclée ou en friche, ici ou là séparés d’arbres qui font rideau. C’est eux que je vise. Je couche le vélo. J’attends que disparaissent les derniers tracteurs. La nuit vient. Juste avant qu’elle ne soit complète, je dresse la tente, gonfle le matelas, déroule le sac, m’installe, tire la fermeture éclair, ferme les yeux. Dix minutes plus tard, je suis réveillé par un coup de feu. Un autre. Plusieurs coups de feu. Des détonations partout. Echos ou départs de feu? Je ne sais pas. Proche ou lointains? Parfois proches, parfois lointains. Puis un silence. “Là, me dis-je, ils sont rentrés dans leurs fermes, je vais pourvoir dormir!”. Au bout d’un long silence, nouveau coup de feu. Sur quoi peuvent-ils bien tirer? Pourquoi de nuit? Et comment? Est-ce que les caméras thermiques produisent une image claire de la cible? Je me rendors. Je suis réveillé. Le coup est passé tout prêt. Quelle heure? Bientôt minuit. Eh non, cela ne s’arrête pas! Le dernier coup est tiré à trois heures trente du matin, après ça, rompu de fatigue, je sombre dans le sommeil. A l’aube, je suis réveillé par les aboiements des chiens. Les chiens approchent. Je plie la tente, rejoins le village, sors mon matériel sur la table de pique-nique d’un parc, chauffe du café, il est temps de commencer la deuxième étape.