Le bruit des portes des années 1980, pas le même que le bruit des portes aujourd’hui.
Mois : octobre 2021
Agrabuey
Rempli la cuve de mazout, allumé la chaudière. Tondu l’herbe, parlé du prunus rougeoyant avec le retraité des banques. Il ramasse ses poires conférence, je charge du bois, il coupe un buisson, je met le feu à mon poêle. Puis je récure dix litres d’eau sur le carrelage du cagibi, effet de l’inondation. Le paysan va aux tomates. En passant il dit: “tu étais où?”. Où j’étais? Mais ici! Derrière les rideaux. Ce soir, sur le téléphone, ce message du voisin avocat qui écrit de Saragosse: “Alexandre, désormais, tu fais partie des personnages de notre petit théâtre”.
Chouette 2
Matrone en son bar, la dame verse du vin, sert des limonades, vend quelques paquets de chips. Le service finit, elle cuisine pour son mari. Elle a aussi pour tâche d’avertir le mercredi les ménagères du village de l’arrivée de la camionnette de l’épicier. C’est une femme importante et qui le sait.
Musique
Impression d’avoir affaire à des sons à ce point massifiés qu’ils forment une musique impénétrable: l’écoute est possible, l’accès refusé. La synesthésie impliquerait l’évocation d’un building de trois cents cinquante étages aux ouvertures murées. L’auditeur au pied du colosse. Tel est NIHL du groupe Altarage.
Madrid aller-retour (1250 km) III
Au-dessus de mon lit, dans le “rural”, la première du Hola de 1961. Elle montre le roi Juan Carlos demandant la main de Sophie de Grèce. Ironie, recherché pour une affaire minable de coucheries et de millions, le même est aujourd’hui réfugié en Arabie Saoudite. La journée commence sous un soleil magnifique, à gravir les derniers kilomètres du col de San Felices après quoi je bascule dans la province de Soria, me laisse couler jusqu’à la plaine, remarque distraitement une boulangerie sur le bord de route (les lettres PAN écrites au feutre sur un linteau blanc) et prend un rythme de croisière, paré pour sept à huit heures de route, quand une fourgonnette me dépasse; je la retrouve plus loin, porte ouverte, chauffeur debout: José, le propriétaire du rural fait signe, il ne voulait pas me gêner, mais il tenait à me souhaiter bon voyage. Viennent ensuite des déserts peuplés de petits forêts. Pas un bruit. Je vais à bonne vitesse. Expérience souvent répétée: à moins que la fatigue ne vous abatte au troisième jour, la forme est au meilleur, on ne roule plus on vole. Arrêt à Soria, où je tente de retrouver l’école où j’enseignais l’anglais l’été 1991. Monfrère qui a couru des marathons en solitaire dans la région il y a quelques années disait peu de bien de Soria, plus capitale de province miniature (douze mille habitants). Mon sentiment est à l’opposé. Tudela si triste, je découvre Soria heureuse, amicale, volubile. Il n’en faudrait pas beaucoup que l’on oublie la maladie-programme des mondialistes et son cortège de désastres. Les voisins se serrent sur les terrasses, conversent et rient, les enfants jouent, les vieillards promènent. Il existe d’ailleurs en partie basse de la ville, sur les berges du Douro, un parc aux soles pleureurs qui évoque l’éden tranquille des peintres impressionnistes. Après le repas, longue route à travers des coteaux arides avec ce que la Castille offre partout, les ruines de châteaux forts de la guerre de reconquête. Au soir, quand j’atteins Retortillo de Soria, je sais que je n’irais pas plus loin donc je prie: dites-moi qu’il y a un bar! Mais d’abord il y a l’asile (ici nommé “résidence”, chaque pays a ses euphémismes) et c’est l’heure des visites. J’entends crier. Non, hurler. Une pensionnaire hurle au scandale: sa voix porte à travers le rues, les champs, la plaine. Les familiers sont tétanisé. L’asilaire hurle: “cette chaise est à moi, personne ne doit la toucher p… de m… Qui a permis de s’asseoir dans ma chaise b…!”. Sur la fontaine, les bras croisés, les jeunes du village ne sont pas émus. Je leur pose ma question. Ils répondent par la négative. Les épaules m’en tombent: pas de bar. C’est aussi que je ne peux me coucher. En plein jour une tente, même furtive, c’est visible. D’ailleurs, même si mon état de fatigue me ferait dormir aussitôt, je ne pourrais reprendre la route avant 7h52 (heure du lever de soleil selon mon GPS). Mais voilà qu’un des villageois dit: “il y a le camping si vous voulez?”. Distance? Sept kilomètres, lâche-t-il. Les autres: “mais non!” S’ensuit une querelle. Conclusion, le camping est à neuf cent mètres. Il faut voir où je suis. Le village de Retortillo, couleur sable du désert, fermé par deux portes-tours, au milieu de prés secs, sans eau, sans arbre, sans vie, juste l’asile et les jeunes sur la fontaine, elle est éteinte. Et un camping? Vraiment? L’un des jeunes: “tu n’as qu’à me suivre, nous aussi on veut boire”. Ils désignent un chemin de terre et en effet, après quelques tours de pédaslier, je trouve derrière un Fronton un camping avec son bar. Quand l’équipée débarque, je suis attablé. Nous buvons sur la terrasse puis en salle, le patron est bien aimable, que j’installe ma tente où je veux, la place ne manque pas. Seuls clients, des Allemands à bord d’une caravane. Que peuvent-ils faire là? Réponse du patron — qui me laisse abasourdi: ils viennent chaque année. Je ne répète pas ce qu’est Retortillo. D’ailleurs, le long de la route, j’ai traversé des hameaux plus primitifs encore, par exemple cet extraordinaire Alaló. Deux habitants, cent quatre-vingt ans à eux deux ou deux mille. A peine s’ils ont remué la tête pour me voir passer. Au moyen-âge les vélos n’existaient pas. Revenons au bar du camping. Comme dans toute l’Espagne, quand vient le moment de manger, tout le monde se lève, la salle jusqu’ici bruyante et animée se vide d’un coup. Restent les Allemands et le Suisse. Les premiers avouant au second: “wir haben gern Mittelalter”. Sur ce j’entre dans mon sac de couchage, m’enfonce dans le sommeil. Un cauchemar me réveille. Le chat à fourrure soyeuse que je caresse saute de mes bras, sort par la porte-fenêtre, s’aplatit au sol, se convulse, perd ses poils, saigne, se décompose, agonise. Avant qu’il n’expire, je désigne son cœur, je crie: “il va s’arrêter, il… il est arrêté. C’est fini!”. Entre temps, j’ai vu le crâne de l’animal. Pas le crâne d’un chat, celui d’un grand vautour. Crâne oblong et fragile que termine un bec crochu. Le matin, somnolent, je me demande comment j’ai pu voir avec une telle netteté ce cœur palpitant. Et constate que c’était un poumon. Après une douche froide et le petit-déjeuner pris au bar avec le patron, retour au vélo, retour à la route. A peine sorti de Retortillo, dans un fossé j’aperçois un animal mort, couché sur le côté. C’est un aigle. Envergue des ailes de bout en bout plus de deux mètres. Le crâne est défoncé est visible, le bec crochu.
Chouette
Samedi neuf heures trente le soir, quelque peu imbibé, trop longtemps seul, convaincu qu’il y a réunis dans le bar d’Agrabuey en ce pont de la fiesta del Pilar (la fête de l’Hispanicité) tous les voisins, ce d’autant plus que, je viens de le découvrir en affichant la première numérique de El País, La France joue au ballon contre l’Espagne, je me sape, passe de l’eau sur mon visage, descends. Je suis accueilli par la tenancière, une vieille chouette acariâtre qui a cependant, comme j’en ai, du caractère ‑ce que elle et moi savons- et aussitôt, devant une salle décevante car à moitié pleine (rien que les habitués formant groupe autour de leur table), la voici qui me tient un discours de mode d’emploi sonore “press to play” sur le virus, me rappelant de mettre mon masque, de me tenir à deux mètres si je suis assis, de me mettre à un mètre trente si je suis debout, de remettre le masque entre deux gorgées de vin, de remettre le masque pour sortir, pour aller pisser, pour revenir du pissoir, discours tenu devant le groupe, au demeurant sympathique, lequel écoute avec des oreilles bien tendues — je ne peux pas lui dire qu’elle est bête, elle ne comprendrait pas.