Madrid aller-retour (1250 km) III

Au-dessus de mon lit, dans le “rur­al”, la pre­mière du Hola de 1961. Elle mon­tre le roi Juan Car­los deman­dant la main de Sophie de Grèce. Ironie, recher­ché pour une affaire minable de coucheries et de mil­lions, le même est aujour­d’hui réfugié en Ara­bie Saou­dite. La journée com­mence sous un soleil mag­nifique, à gravir les derniers kilo­mètres du col de San Felices après quoi je bas­cule dans la province de Soria, me laisse couler jusqu’à la plaine, remar­que dis­traite­ment une boulan­gerie sur le bord de route (les let­tres PAN écrites au feu­tre sur un lin­teau blanc) et prend un rythme de croisière, paré pour sept à huit heures de route, quand une four­gonnette me dépasse; je la retrou­ve plus loin, porte ouverte, chauf­feur debout: José, le pro­prié­taire du rur­al fait signe, il ne voulait pas me gên­er, mais il tenait à me souhaiter bon voy­age. Vien­nent ensuite des déserts peu­plés de petits forêts. Pas un bruit. Je vais à bonne vitesse. Expéri­ence sou­vent répétée: à moins que la fatigue ne vous abat­te au troisième jour, la forme est au meilleur, on ne roule plus on vole. Arrêt à Soria, où je tente de retrou­ver l’é­cole où j’en­seignais l’anglais l’été 1991. Mon­frère qui a cou­ru des marathons en soli­taire dans la région il y a quelques années dis­ait peu de bien de Soria, plus cap­i­tale de province minia­ture (douze mille habi­tants). Mon sen­ti­ment est à l’op­posé. Tudela si triste, je décou­vre Soria heureuse, ami­cale, vol­u­bile. Il n’en faudrait pas beau­coup que l’on oublie la mal­adie-pro­gramme des mon­di­al­istes et son cortège de désas­tres. Les voisins se ser­rent sur les ter­rass­es, con­versent et rient, les enfants jouent, les vieil­lards promè­nent. Il existe d’ailleurs en par­tie basse de la ville, sur les berges du Douro, un parc aux soles pleureurs qui évoque l’é­den tran­quille des pein­tres impres­sion­nistes. Après le repas, longue route à tra­vers des coteaux arides avec ce que la Castille offre partout, les ruines de châteaux forts de la guerre de recon­quête. Au soir, quand j’at­teins Retor­tillo de Soria, je sais que je n’i­rais pas plus loin donc je prie: dites-moi qu’il y a un bar! Mais d’abord il y a l’asile (ici nom­mé “rési­dence”, chaque pays a ses euphémismes) et c’est l’heure des vis­ites. J’en­tends crier. Non, hurler. Une pen­sion­naire hurle au scan­dale: sa voix porte à tra­vers le rues, les champs, la plaine. Les fam­i­liers sont tétanisé. L’asi­laire hurle: “cette chaise est à moi, per­son­ne ne doit la touch­er p… de m… Qui a per­mis de s’asseoir dans ma chaise b…!”. Sur la fontaine, les bras croisés, les jeunes du vil­lage ne sont pas émus. Je leur pose ma ques­tion. Ils répon­dent par la néga­tive. Les épaules m’en tombent: pas de bar. C’est aus­si que je ne peux me couch­er. En plein jour une tente, même furtive, c’est vis­i­ble. D’ailleurs, même si mon état de fatigue me ferait dormir aus­sitôt, je ne pour­rais repren­dre la route avant 7h52 (heure du lever de soleil selon mon GPS). Mais voilà qu’un des vil­la­geois dit: “il y a le camp­ing si vous voulez?”. Dis­tance? Sept kilo­mètres, lâche-t-il. Les autres: “mais non!” S’en­suit une querelle. Con­clu­sion, le camp­ing est à neuf cent mètres. Il faut voir où je suis. Le vil­lage de Retor­tillo, couleur sable du désert, fer­mé par deux portes-tours, au milieu de prés secs, sans eau, sans arbre, sans vie, juste l’asile et les jeunes sur la fontaine, elle est éteinte. Et un camp­ing? Vrai­ment? L’un des jeunes: “tu n’as qu’à me suiv­re, nous aus­si on veut boire”. Ils désig­nent un chemin de terre et en effet, après quelques tours de pédasli­er, je trou­ve der­rière un Fron­ton un camp­ing avec son bar. Quand l’équipée débar­que, je suis attablé. Nous buvons sur la ter­rasse puis en salle, le patron est bien aimable, que j’in­stalle ma tente où je veux, la place ne manque pas. Seuls clients, des Alle­mands à bord d’une car­a­vane. Que peu­vent-ils faire là? Réponse du patron — qui me laisse aba­sour­di: ils vien­nent chaque année. Je ne répète pas ce qu’est Retor­tillo. D’ailleurs, le long de la route, j’ai tra­ver­sé des hameaux plus prim­i­tifs encore, par exem­ple cet extra­or­di­naire Alaló. Deux habi­tants, cent qua­tre-vingt ans à eux deux ou deux mille. A peine s’ils ont remué la tête pour me voir pass­er. Au moyen-âge les vélos n’ex­is­taient pas. Revenons au bar du camp­ing. Comme dans toute l’Es­pagne, quand vient le moment de manger, tout le monde se lève, la salle jusqu’i­ci bruyante et ani­mée se vide d’un coup. Restent les Alle­mands et le Suisse. Les pre­miers avouant au sec­ond: “wir haben gern Mit­te­lal­ter”. Sur ce j’en­tre dans mon sac de couchage, m’en­fonce dans le som­meil. Un cauchemar me réveille. Le chat à four­rure soyeuse que je caresse saute de mes bras, sort par la porte-fenêtre, s’aplatit au sol, se con­vulse, perd ses poils, saigne, se décom­pose, ago­nise. Avant qu’il n’ex­pire, je désigne son cœur, je crie: “il va s’ar­rêter, il… il est arrêté. C’est fini!”. Entre temps, j’ai vu le crâne de l’an­i­mal. Pas le crâne d’un chat, celui d’un grand vau­tour. Crâne oblong et frag­ile que ter­mine un bec crochu. Le matin, som­no­lent, je me demande com­ment j’ai pu voir avec une telle net­teté ce cœur pal­pi­tant. Et con­state que c’é­tait un poumon. Après une douche froide et le petit-déje­uner pris au bar avec le patron, retour au vélo, retour à la route. A peine sor­ti de Retor­tillo, dans un fos­sé j’aperçois un ani­mal mort, couché sur le côté. C’est un aigle. Enver­gue des ailes de bout en bout plus de deux mètres. Le crâne est défon­cé est vis­i­ble, le bec crochu.