Madrid aller-retour (1250 km) II

Après soix­ante kilo­mètres, je suis sur une place, sur un banc, en plein soleil, dans Tudela, petite cap­i­tale de Navarre. Autour de moi exposés, le sac de couchage, les deux toiles de tente per­lées de l’eau de la nuit — j’oc­cupe la place, je sèche mon matériel. Est-ce que cela se fait? Com­ment savoir dans une époque où il y a tant de règles et aucune valeur? Avan­tage avec les Espag­nols, comme ils ont toutes les répons­es, ils ne posent pas de ques­tions. Devant mon instal­la­tion, ils défi­lent. Donc je me tiens là, bras ouverts sur le dossier du banc, les yeux clos, en atten­dant l’heure du repas, treize heures trente pour le pre­mier ser­vice en restau­rant. A l’heure dite, je décampe, roule vers la sor­tie de la ville à la recherche d’un camion­neur. Et n’ayant rien trou­vé reviens au cen­tre. Ces rues étroites, pavées, flan­quées de maisons en cor­nich­es, je les con­nais un peu: il y cinq ans, avec les enfants et Mon­frère, nous avons assisté à l’encier­ro des fêtes munic­i­pales d’août puis à une cor­ri­da acro­ba­tique dans l’arène. Mais ce n’est pas la même joie aujour­d’hui, la ville est recro­quevil­lée sur elle-même, silen­cieuse, rem­plie de musul­manes en robes-sacs. Et puis manger en ville quand on est un cycliste de long cours n’est pas sim­ple. Har­naché comme il est, avec son matériel néces­saire et coû­teux, je ne peux gar­er le vélo hors de ma vue. Force est de repér­er une ter­rasse. Je la repère. M’assieds. Mange. Médiocre­ment. Retourne à  la sor­tie de la ville, m’as­sure de ma direc­tion, pédale. Com­men­cent les heures tran­quilles, j’aime: les familles, les ouvri­ers, les vieil­lards dînent puis vont à la sieste. Rouler à tra­vers le calme revenu est un bon­heur. J’ac­cu­mule vingt, trente, quar­ante kilo­mètres. Sur un rond-point, un auto­mo­biliste m’ar­rête. Il veut tout savoir. Nous par­lons. Il me ren­seigne, vante sa région, demande mon par­age. Ce sera San Félices. Que je me réjouisse, dit-il, l’en­droit est superbe. Un nid d’aigle en mon­tagne. “Mais, ajoute-t-il, pru­dence, fait des réserves d’eau!” J’ap­prou­ve, je m’élance, quitte la val­lée où se tien­nent Cervera del río Alhama et Aguilar del río Alhama, villes minérales con­stru­ites sous des falais­es d’habi­tats troglodytes. La pente est rude. Et le devient. Deux heures de suite, je grimpe. Quelques verg­ers en ter­rasse avec adduc­tion arti­sanale des sources et mille mètres plus bas des routes  qui sur leur fond d’herbe ressem­blent à des ser­pentins fos­siles. Quand j’at­teins mon som­met, ce n’est pas le som­met — San Felices est plus haut et plus haut encore la place majeure à laque­lle j’ac­cède par une rue qui a des airs de pont de charge­ment. Je tombe au milieu d’un réu­nion. Con­tre un mur, deux com­pères. Plus loin, devant l’église antique, illu­minée par un ray­on de soleil, appuyée sur sa canne, la doyenne de San Felices. Autour d’une table de pierre romaine, qua­tre voisins. Je salue, on me répond. Je demande à boire, on me sert. Le temps de repren­dre mon souf­fle puis mes esprits je vois que je suis dans un par­adis. Silence, sen­teurs, ciel bleu, ciel immense, rapaces planant, con­ver­sa­tions tran­quilles des hommes, des femmes. Je déam­bule sur l’e­s­planade qui sert de place majeure, vais au muret qui la bor­de, me penche: tout un paysage s’of­fre à moi, des cen­taines de kilo­mètres de cimes, de champs, de rocs, de cas­cades. Pour autant, ce n’est pas roman­tique mais figé, dur, ibérique, dépourvu de sens donc impos­si­ble à inter­préter. Un grand bon­heur m’en­vahit. Je rejoins les autres vil­la­geois, entre en con­ver­sa­tion, je par­le d’A­grabuey, ils par­lent de Sans Felices. Quand le soleil se couche, les voisins récupèrent la doyenne, l’in­stal­lent dans le narthex, retourne à leur table romaine et la con­ver­sa­tion reprend. Par moments, je vais au muret, cherche où je vais planter ma tente. Peu de plat, beau­coup de cail­lasse. Sous le bar, un étage plus bas, il existe un splen­dide petit ter­rain où l’on ver­rait bien paître une chèvre de bande-dess­inée où planter un tente, mais je n’ose pas deman­der, car je vois que le ter­rain appar­tient, qu’il a un pro­prié­taire. Alors le patron du bar (une grange de pierre aux volets de bois brut) m’an­nonce qu’il a un “rur­al”. Est-ce que je veux vis­iter? Non, lui dis-je sans hésiter, je prends. Quelques min­utes plus tard, je me douche dans une énorme baig­noire bleue tan­dis que l’homme pré­pare un lit au-dessus du précipice. Dans la cour il y a des poulets, dans la cui­sine de quoi faire un fes­tin de fro­mage et de tomates coeur-de-boeuf, dans la bib­lio­thèque de quoi se refaire une sci­ence. Plus tard, je retourne au bar et tout el vil­lage est là,qui me salue, apporte du jam­bon tranché, joue aux cartes, rit et boit.