Fatigué d’entendre qu’il ne faut pas afficher ceci, pas cela, que le revenu et la situation, notre situation d’entreprise en dépend, fatigué d’entendre que l’argent (que je reçois volontiers, fruit régulier du travail) a une couleur chaque jour mieux définie, bientôt brevetée, une odeur et un émissaire, et que l’on ne peut en Suisse travailler pour tout un chacun si l’on veut continuer de travailler, j’appelle le débouté des affiches, un annonceur politique, partie prenant au débat qui fait rage dans le contexte de la fausse crise sanitaire, demande combien il a d’unités à poser, les reçois le lendemain matin et roule onze heures entre Genève et Sierre, scotch en main, matériel dans la sacoche latérale, afin de tartiner au rythme de la course à pied les murs endormis de nos villes.
Mois : mai 2021
Tourisme
Une forte pluie tombe sur Lausanne quand les enfants me rejoignent au magasin. Sur l’autoroute, grisaille, travaux et obstacles. La progression est lente, les retrouvailles heureuses, nous allons enfin passer un week-end ensemble après des mois sans se voir; parfois, je me dis que j’aurai peu connu le quotidien des enfants, par exemple j’en suis encore à demander des nouvelles des camarades qu’ils côtoyaient il y a dix ans lorsqu’il vivaient une semaine sur deux avec moi à Lhôpital, dans l’Ain. Pour me racheter, j’énumère les recettes que je vais cuisiner (gratin de morue, champignons farcis au chorizo, cœurs de jeunes artichauts frits, brochettes de filet mignon andalou…) quand le téléphone de la voiture sonne: la secrétaire de l’Office du Tourisme du Lac Noir, elle demande quand nous arriverons. Il est à peine seize heures, c’est un jour ouvrable (plus tard, je verrai que l’horaire de location commence à 16h00 et s’achève à 9h30 le matin!). Dans la montée de Plaffeien, nous peinons derrière un tracteur quand le téléphone sonne pour la deuxième fois. La secrétaire: “fouz’ arrivez?”. Demi-heure plus tard, sous une pluie battante, nous passons la porte de l’Office. La secrétaire voit que c’est nous et s’en va. Son collègue, un aimable singinois, nous remet les clefs de l’appartement de location et désigne un immeuble chalet couvert d’échafaudages. “La station est complète, ajoute-t-il, mais vous pouvez vous garer là!”. Il montre le parking: trois cent places et toutes sont disponibles. Valises et sacs de victuailles déposés, nous commençons l’apéritif quand Luv remarque: “papa, il n’y a ni serviettes ni draps!”. Aplo et moi courons jusqu’à l’Office. Justement, le Singinois quitte son poste. Nous arrêtons sa voiture. “Vous ne saviez pas? C’est en option”. Il disparaît dans la pluie, revient avec des draps. Nous recommençons l’apéritif. Je déballe le jambon serrano, attrape une assiette dans l’armoire. Elle est sale, il faut la laver. Il n’y a ni produit vaisselle ni d’éponge. Plus tard, Luv: “papa, il n’y a qu’un rouleau de papier toilettes!”.
Retour
Départ pour la Suisse, un crève-coeur. Sortir du vide quand on est seul, c’est à dire en bonne compagnie, demande un effort. Passé le tunnel international, j’amorce la pente qui amène à Tarbes. Première bonne nouvelle du voyage, pas de fourgon de police devant la France. Trente kilomètres plus loin, je déchante: douze civils barrent la route. Ils sont si peu déguisés que j’ai un doute. Unique marque d’appartenance à l’Etat, un brassard orange barré du mot “douane”; inutile de dire, je suis partisan de l’uniforme, que l’on sache qui est qui. Ils font ouvrir, je descends, ils fouillent. L’organisation — je commence à avoir de l’expérience — semble partout la même. Un fort à bras vous surveille (“les mains hors des poches, Monsieur!”), tandis qu’à l’arrière-plan les anciens ouvrent les contenus. Désavantage évident, la voiture. Modèle rare, gros gabarit, gros prix. Après arrestation cela tourne cependant à l’avantage car à chaque fois les hommes veulent savoir le nombre de chevaux-vapeurs, la cylindrée et la taille du réservoir. Je n’ai pas réponse à tout et cela fait de la conversation. Puis il y a l’autocollant de la légion étrangère espagnole contre la plaque d’immatriculation avec ce slogan “Légionarios, a luchar, a morir”: mon crédit augmente. Pour l’occasion, le chef va jusqu’à fermer les yeux sur l’excès de vin et je repars. En fin d’après-midi, je suis à Sète. Ce que la dit la plaque municipale, “Sète”, car l’hôtel plastique se trouve entre un giratoire, un second hôtel en plastique et un supermarché géant. Depuis que j’ai installé le frigidaire dans la voiture, avant toute autre activité (acheter des fromages, paresser devant la télévision), je vide deux litres de bière. Le temps le permet, je m’assieds en terrasse. Soit devant une table de métal qui donne sur un parking. Arrive un couple. Pas “bonjour”. Un nain à moto. Pas “bonjour”. Un jeune ouvrier de GRDF qui assure la permanence de nuit et tient son QG dans une des chambres de plastique. Il s’assied à une table de fer, ouvre son portable, pianote. Quand il a épuisé les pianotages, nous parlons. Sa mission, le mauvais temps, la maladie virale, et bien sûr la consommation de la voiture, les cylindrées, les chevaux. Nous rejoint le tenancier de l’hôtel. Il remarque mon vélo couché à l’arrière, parle de VTT. Il monte à l’électrique et descend à fond. Là, il se remet d’un coma. Le deuxième jour de route, suite du rituel. Prendre de l’essence au supermarché, mauvaise mais moins onéreuse, se lancer sur l’autoroute du soleil, écouter de la folk, de l’ambient et, petite nouveauté, Two Medicines qui semble être le groupe héritier du génial Midalke, puis prendre son souffle avant de traverser à l’entrée de Genève le système douanier techno-scientifique de Bardonnex où, au milieu de centaines de Français travailleurs qui pénètrent sur le territoire suisse, l’équipe de service fédérale (intégrée par des Français) me condamne à passer par tous les filtres de l’administration allant jusqu’à menacer de me confisquer le véhicule si je ne présente pas mon permis (que je repars sans avoir présenté).
Comploteurs
Proférer en sachant que l’on peut toujours prouver sa raison ou du moins prouver que le contradicteur a tort (en vertu de la masse des informations disponibles) est jouissif; c’est exactement ce que fait, depuis toujours, donc avant disponibilité universelle des informations, le pouvoir.