Llanura

Sur la place de la Cathé­drale, à huit heures, prêt à pren­dre le départ de la marche, les can­di­dats boivent du choco­lat et parta­gent des chur­ros. J’ai revê­tu le mail­lot offi­ciel orange, épinglé le dos­sard. Passe devant moi un gars petit à la chevelure rare. Une fois de dos, je vois que deux tress­es pen­dent sur ses épaules. Arrive Menela, qui me le présente: Minguez, pro­fesseur de philoso­phie. Nous ten­dons la main, la marche est ouverte, deux cent per­son­nes s’élan­cent en direc­tion de la forter­esse anci­enne, piéti­nant une herbe lumineuse. Mon quo­ti­di­en ne ten­ant plus compte de l’ho­raire légal (couché tard dans la nuit, je me réveille à l’heure du pre­mier repas), je suis sur­pris de me trou­ver là, au milieu de ces marcheurs ent­hou­si­astes; je suis dépassé. Menela, le philosophe, mais aus­si le cou­ple obser­va­teur d’oiseaux ren­con­tré la veille à Agrabuey, tous filent en tête de colonne laque­lle s’étire main­tenant de la falaise qui bor­de la ville (le “rompe­o­las”, brise-vagues) aux champs de la Lla­nu­ra. Je suis mal réveil­lé, incer­tain de l’en­droit, du sens de cette marche. Je m’y suis inscrit pré­cipi­ta­m­ment, la veille, pour revoir ces gens, revoir cette fille, faire des amis. Or, main­tenant que j’y suis, je marche seul, en silence. Nous fran­chissons un pont médié­val jeté sur l’Aragon, gravis­sons une colline de blé, au loin appa­raît un vil­lage sus­pendu. J’ai l’habi­tude de courir, pas de marcher, du moins pas à un rythme effréné comme font ces gens; je me tâte — oui, je par­ticipe à une marche, oui, nous sommes par­tis pour vingt kilo­mètres. Alors je remonte les groupes, aperçois Menela. Elle va à grands pas, si légère qu’elle sem­ble vol­er. Je m’ap­proche, reste der­rière. Ain­si je n’ai pas à con­vers­er. La parole, dans une langue étrangère, dans ces con­di­tions, où l’on par­le avec toute la spon­tanéité req­uise pour ne rien dire, n’est pas aus­si facile qu’on l’imag­ine. Et puis, je suis essouf­flé. Plus tard, je chem­ine avec l’Ad­min­is­tra­teur, ce garçon au physique d’ath­lète (il est cham­pi­on de curl­ing), au car­ac­tère d’une rare gen­til­lesse. A la fin, nous rejoignons les filles et le philosophe, man­geons du pain à l’ail et par­lons de l’Ecole de Franc­fort. De retour au pied de la Cathé­drale, nous voyons que nous avons bouclé les vingt kilo­mètres en trois heures trente. A Agrabuey, une pael­la géante est cuis­inée dans l’an­ci­enne école, j’ap­porte du vin, nous finis­sons par des frais­es. Tout du long, j’au­rai cher­ché à com­pren­dre qui est cette Menela, sym­pa­thique, réservée, par moment absente, sup­posant ceci et cela, que son ami vient de la quit­ter, qu’elle est portée à la dépres­sion, secrète ou seule­ment soli­taire, les deux derniers cas étant des fig­ures rares en Espagne, au moins en pub­lic. A l’heure du café, il est sept heures du soir, le week-end fini, j’ap­prends que je serai le bien­venu en soirée, le ven­dre­di, jour où tous se retrou­vent à la ville et sortent.