Ils accumulaient carnets, cahiers, blocs-notes et paquets de feuilles, inquiets à l’idée de se retrouver démunis le jour où enfin l’inspiration les visiterait.
Mois : mai 2018
Drôle 3
Le bar où nous avons rendez-vous se trouve dans la rue centrale. Il n’y a qu’une table occupée, la leur. Dix personnes, j’en connais trois. Avantage, le silence n’est pas de ce pays, les Espagnols parlent. Sauf que — le temps de boire une choppe, ils se lèvent. Demain ils travaillent (c’est un fait). Chacun s’embrasse et file sa direction. Il pleut. Je propose. Nous marchons le long de la citadelle. Menela prenant place dans ma voiture (elle qui tenait à retourner au plus vite à Agrabuey dimanche pour acheter une savon au calendula fabriqué par une néo-rurale):
- Elle sent bon ta voiture. Elle est neuve?
Drôle 2
Eh bien non, je ne connais pas encore le caractère national ou plutôt, lorsque je noue des relations et les rapporte abstraitement à ce que je sais, je défais mes conclusions, je me juge aberrant. Arrive le démenti. Dans ce cas sous la forme d’un message téléphonique à 22h45: “nous sommes au bar dans la ville d’à côté, as-tu envie de nous rejoindre?” Je viens d’avaler deux litres, il y a vingt deux kilomètres de route en lacets. Je monte en voiture.
Techno-comportement
La progression du coût d’achat des droits de retransmission télévisée des tournois de football est un indicateur pertinent du recul de la démocratie, et je note ceci par défi: nous aurons à terme dans les tribunes un schéma de parution des supporters équivalant au système nord-coréen des enfants-pixels, l’embrigadement accepté au degré initial ouvrant fatalement sur les degrés supérieurs.
Maçon
A seize ans je travaillais à Fribourg, sur les chantiers, en tant qu’aide-maçon. L’autre manoeuvre, un Yougoslave que le ouvriers appelaient “youyou”, me donnait des ordres. Il le pouvait: il était à la fois plus fort, plus grand et plus ancien. Il avait deux sujets de conversation. Du lundi au mercredi, il parlait des filles qu’il avait connues pendant le week-end à Châtel-Saint-Denis. A partir de jeudi, il racontait ce qu’il ferait avec les filles de Châtel dès vendredi, à la sortie du travail. Fin du mois, le patron m’a remis la paie. L’enveloppe contenait Fr. 1000.- je les ai dépensés dans la boutique d’un couturier international de la place Colon à Madrid. La vendeuse m’a passé sur les épaules un manteau de laine vierge à la coupe impeccable. Prix: Fr. 700.- Impressionné par le prix, je n’ai pas osé dire qu’il me paraissait un peu trop grand ni attirer son attention — ce qui longtemps gâcha mon plaisir — sur un fil qui pendait de l’ourlet inférieur.
Drôle
Pas revu Menela. Drôle de peuple ces Espagnols! J’envoie un message au philosophe à nattes. “C’est bien moi, me répond-il. Je te contacte!”. Ayant entendu dire que les amis se rencontraient les jeudis, j’appelle — personne en décroche — je rappelle — toujours personne. Surpris? Non. Depuis le temps que je pratique ce pays! Tempérament baroque. A l’euphorie succède l’atonie. Dit ainsi, nul ne l’admettrait. Plus que cela: si un Espagnol entendait, il se récrierait — et il serait sincère, c’est qu’il s’ignore, simple atavisme.
Préparation 3
Sanz de retour de Saragosse me dit qu’il y faisait vingt-sept degrés. Ici, à mil mètres, il en fait dix de moins, mais surtout ce sont ces pluies; elles vont, elles viennent, la terre ne sèche pas. Chaque fois que je m’installe au jardin, les nuages fondent sur la vallée, le ciel se brouille, il tombe des gouttes. Le temps de réunir ses affaires, c’est l’averse. Je pense à mon voyage à vélo. Il y a deux ans, nous partions à la même époque d’Aveiro dans le nord du Portugal; mal nous en prit. Entre les neiges, les grêles et les tempêtes d’eau, nous avons eu froid, froid et froid, au point — cela ne nous ressemble pas — de renoncer après 500 kilomètres. Nos habits avaient le poids d’une serpillère, dès les premiers tours de pédaliers, nous tremblions. Pire, les routes étaient dangereuses. Sur les descentes, le vent qui soufflait en rafale nous obligeait à ralentir, parfois à marcher pour ne pas tomber dans les ravins (les vélos flanchaient sous le corps). Après-demain, passée la première cordillère, la plaine sera chaude et ensoleillée — voilà ce que je me dis. Et aussi: c’est l’Espagne, le mauvais temps, oui, mais cela ne dure pas (en Suisse, sachant ces conditions, je me retiendrais de prendre le départ).