Couples incongrus qui dénoncent nos préjugés, c’est à dire notre rapport inquiet à la norme: deux hommes du même âge, l’un habillé avec soin, la démarche élégante, l’autre crasseux, velu, accoutré plutôt que vêtu.
Mois : avril 2018
Léman
Chez le voisin qui tient boutique de peinture, une huile représentant un village du Lavaux une après-midi d’été. Eaux claires, vignes en terrasses, cimes coiffées et ces villages qui existent encore mais que l’on ne voit plus, cachés comme ils sont derrière des constructions hideuses, garages, villas, administrations. Il dresse la toile, en vante les mérites. J’apprécie. Le prix me convient. Ce matin, j’hésite: ma relation avec cette région est ambiguë. D’abord, ce n’est pas la mienne. J’y suis né, j’y ai vécu. Cela ne suffit pas. Je ne me connais qu’un paysage affectif, les Préalpes fribourgeoises entre les Paccots et l’Oberland. Pourquoi? Peut-être parce que, pendant les années d’adolescence, il se détachait au loin depuis la ferme familiale et qu’à l’occasion je vérifiais sa réalité en allant jusqu’à lui, pour marcher. Puis il y a autre chose: avoir sous les yeux, au quotidien, cette toile, ne cessera de me rappeler que notre pays a été défiguré, repeuplé, transformé en supermarché, ce qui produit — lire Maurice Chappaz sur le Valais permet de le mesurer — une crispation qui a vite fait de tourner à l’aigreur.
Femme
A Gala, je dis combien elle est femelle en plus d’être femme. Ce qui plaît, excite, ensorcelle. Une qualité disparaissante. Précieuses les différences entre sexe. Mais le dire ne sauve rien, c’est la nature qui informe les caractères: le sien est du meilleur aloi, hérité, compris, ressenti et, sans qu’elle y attache aucune importance, incarné.
Vidy
Ce dimanche, au stade de Vidy pour sauter à la corde, entraîner roulades et sauts de grenouille. Le temps est doux, d’excellents oiseaux chantent, les braseros grillent, les ballons rebondissent. Des centaines de familles du tiers-monde pique-niquent après la semaine de travail. A mes yeux, un effondrement culturel. Assorti de cette question lancinante, les blancs, c’est à dire les habitants de notre pays, ne voient-ils pas ou ne veulent-ils pas voir? Cela est flagrant! Est flagrante la transformation des hommes et femmes de toutes les races en unités économiques projetables sur des aires d’intervention mercantiles et, au besoin, suppressibles.
Trou
En attente de l’avion dans une banlieue poussiéreuse d’Athènes, Artemide. L’appartement est installé au-dessus d’une boulangerie, la rue qui conduit à la mer n’a pas de trottoir, elle est mortelle. Nous la descendons en tremblant. Les véhicules roulent à tombeau ouvert. Plusieurs fois, je gare Luv. Le seul restaurant est fermé. Plus loin, un kiosque. Je me renseigne: “où peut-on manger?”
-Ma foi, dit la dame, c’est le grand vendredi.
Nous achetons un paquet de chips. Nous sommes assis sur le perron d’un immeuble abandonné, des chiens s’approchent. Je ramasse un essuie-glace. Dans un autre kiosque, nous prenons des pâtes et un boîte de sauce. Quand luv se couche, je veux prendre une douche. Pas d’eau chaude. Je trafique le tableau électrique et pose une bombonne d’huile d’olive à côté de notre lit me promettant de la verser dans la machine à laver si je n’ai pas d’eau le lendemain, avant de partir pour l’aéroport.
Dubaï
En route pour Santorin, longue discussion avec cette Canadienne qui enseigne la philosophie à Dubaï. Luv est allé dormir dans la salle d’attente, nous buvons des bières sur le pont. De ses étudiants, principalement des réfugiés syrien, elle me dit: ils vont passer le week-end chez eux et me reviennent avec des photos de ski nautique, de piscines d’hôtels et de discothèque.
-Des familles proches du régime?
Elle acquiesce.
-Et que peut-on bien leur enseigner?
-Popper.
-La société ouverte? Premier volume alors?
-Oui, pour le deuxième, je ne sais pas si ça va être possible.