Se nourrir

En vis­ite pour quelques jours, M. par­le de nour­ri­t­ure. Peut-être n’y en a‑t-il plus assez. Ce serait non seule­ment la fin de l’abon­dance en Occi­dent, mais encore le début d’une diminu­tion irréversible de la qual­ité. Les con­séquences cul­turelles, remar­que-t-il, seront con­sid­érables. Prends le voy­age, que fer­ont les touristes? Ils boivent, ils man­gent: c’est l’ac­tiv­ité prin­ci­pale. Sans cela? Pour moi, je pense à la con­vivi­al­ité. A la créa­tion des valeurs autour de la ren­con­tre, c’est-à-dire de la table. A M. je racon­te que les Améri­cains de Detroit imag­i­nent manger quand ils ne font que se nour­rir, expé­di­ant cette corvée en soli­taire pour renouer au plus vite avec leur activ­ité, y com­pris quand elle est inex­is­tante. D’ailleurs, ils n’ont pas de cui­sine. Le régime indus­triel de pro­duc­tion et de dis­tri­b­u­tion de la nour­ri­t­ure implique de s’al­i­menter hors du foy­er aus­si bien pour des raisons de com­mod­ité que de  coût: pay­er ce ser­vice est en effet moins onéreux que de se pro­cur­er des mets en super­marché pour les pré­par­er à domi­cile. Tel est le cer­cle vicieux. Mais il n’est pas besoin d’aller aus­si loin: prenons le phénomène du siro­tage en con­tinu de boi­sons chaudes ou froides en gob­elets par le citadin en mou­ve­ment tel qu’il se répand dans nos villes. Lié dans sa genèse à l’ap­préhen­sion par le colon améri­cain d’un espace surhu­main, celui du ter­ri­toire des Etats-Unis, il est extra-européen et mal­sain. Sim­ple mode mer­can­tile poussée par les multi­na­tionales, ils con­stitue une attaque puis­sante con­tre le mod­èle sociale de la table partagée. Tout aus­si grave, dis­ais-je encore à M., les phénomènes de répar­ti­tion des pro­duits de qual­ité selon le pou­voir d’achat des pop­u­la­tions et des class­es sociales. Depuis trente ans que je voy­age en Asie du sud-est, je remar­quais ain­si pour la pre­mière fois en 2015 que la qual­ité du riz se détéri­o­rait; quant à la corian­dre, cette herbe qui agré­mente pour des raisons san­i­taires (elle détru­it les par­a­sites) la plu­part des plats de rue, elle avait dis­parue des étals: après dis­cus­sion avec les indigènes, on m’ex­pli­qua que la qual­ité par­tait à l’ex­por­ta­tion et que pour le tout-venant, le grain de riz cassé rem­plaçait désor­mais le grain entier. Quant à la corian­dre, elle était acheté par la dias­po­ra.  Il y aurait d’ailleurs long à con­ter sur l’ap­pau­vrisse­ment du mod­èle gas­tronomique des Andalous, dont la diète est aujour­d’hui com­posée en grande par­tie de pois­son et de crus­tacé élevés en bassin médi­cal­isé dans le tiers-monde.