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Demain, il y aura quar­ante ans que j’écris ces notes. Impos­si­ble. Pour­tant, si. Quit­tant Fri­bourg, c’é­tait il y a trois ans au mois de décem­bre, j’ai passé un après-midi à pho­togra­phi­er des cahiers. La mise en car­ton n’est incer­taine. Avec Gala, nous par­tions pour Makas­sar et la mous­son qui s’a­bat­tait sur les Célèbes don­nait à croire que mes notes seraient inondées. Dans l’Axar­quie, près de Mala­ga, au print­emps, je sym­pa­thise avec la concierge de l’im­meu­ble. Elle par­le français, son mari attend une affec­ta­tion en Afrique. Plutôt que de pay­er une entre­prise, les pro­prié­taires des apparte­ments se passent le bal­ai. Entre temps, j’ai relu quelques cen­taines de pages de notes. Les années 1990 par exem­ple. Les notes d’un fou — qui n’est pas moi. Donc, inutile d’imag­in­er une mise au pro­pre. Rien que d’y penser, cela me rend malade. La fausse concierge est la can­di­date idéale (nous avions sym­pa­thisé, elle me par­lait de la gêne finan­cière du ménage). Je ne me décidais pas. Qu’une per­son­ne con­nue, vivant un étage plus bas, me lise d’aus­si près, n’é­tait pas ras­sur­ant, mais surtout, je craig­nais pour sa san­té. Un soir, nous allâmes manger chez ce cou­ple. La semaine suiv­ante, il s’embarquait pour le Nige­ria. Affaire enten­due: que cela reste dans les car­tons. Durant l’été, lorsqu’ap­pa­rais­saient à l’écran, quelques pages de ces cahiers, je tombais par­fois sur des péri­odes sinon assa­gies raisonnables. Ce matin, j’ai buté sur un para­doxe. je par­le encore des notes. C’est enten­du, on ne sait pas ce qu’on fait (en lit­téra­ture, moins qu’ailleurs). Et puis, quar­ante ans, c’est plus qu’une moitié de vie. Tout de même, à not­er au quo­ti­di­en ou presque, sans relâche, il faut des raisons. Je les ai cher­chées. Elles sont nom­breuses et j’en oublierais si je me met­tais en devoir de m’en ressou­venir — on ne peut pas. Il y en a une, qui paraît con­stante. A par­tir de l’ado­les­cence, comme il se doit, je réfléchis­sais — entre autres — à la lib­erté. Pas au con­cept dont les maîtres nos répé­taient les car­ac­téris­tiques à l’u­ni­ver­sité. Plutôt au mode de vie de l’homme libre. Ce qui pesait sur la lib­erté, ce qui l’empêchait était notoire. Nous le savons tous. Pas une con­ver­sa­tion entre amis qui ne soit tis­sée de plaintes. Mais côté posi­tif ? Eh bien ce matin, il m’a suf­fit d’ou­vrir les yeux et con­stater: je suis libre. con­stat. J’énumérai les cir­con­stances de ma vie actuelle pour pass­er le temps. Dis­ons-le, elle est cat­a­strophique. Aucun humain bien con­sti­tué ne peut souhaiter cela. Or, elle est libre. Ma recherche a abouti. Hier… Trois heures du matin, je me couche. Comme d’habi­tude, je me demande ce que je vais faire. Pas telle­ment de la journée qui vient, mais de la semaine, du mois, de l’an­née. Dans l’ab­solu, que vais-je faire? Les pos­si­bil­ités, hier, à trois heures, étaient les suiv­antes: rejoin­dre Guy en Bir­manie, m’in­staller dans sa jun­gle, l’aider dans ses affaires, con­tin­uer l’en­traîne­ment sportif; louer un garage dans une com­mune genevoise, amé­nag­er un lit, voir les enfants; par­ticiper aux exer­ci­ces mil­i­taires du Neguev que pro­pose Bern­stein; rebâtir de l’in­térieur la mai­son de mon­tagne, y installer une brasserie et une bib­lio­thèque — mais, peu importe. Peu importe, car l’im­por­tant est que je peux faire tout ce qui me vient à l’e­sprit ou ne rien faire. Ce degré de lib­erté je l’imag­i­nais déjà au moment où nos pro­fesseurs en con­cepts, la pen­sée en éveil, le regard fiévreux, allaient faire la file aux caiss­es du super­marché pour acheter les deux œufs qu’ils feraient frire dans leur stu­dio, et ce degré de lib­erté impli­quait entre autre qu’on ne répète jamais con­tre sa volon­té des gestes imposés. Ce degré de lib­erté, échap­pé à con­di­tion sur­veil­lée et indus­trielle, je l’ai atteint. Pas d’ho­raire. Gala par­tie, plus de femme. Des amis? Quelques uns, mais dans d’autres pays, des noms. Les enfants, à l’é­cole, autre pays, dans leur rou­tine. Le lieu où je réside, je peux le ren­dre à son pro­prié­taire quand il me plaît. Les livres, je les écris, mais ils n’ont plus d’édi­teur. Des ordres, j’en donne par­fois, rarement, je n’en reçois pas. Et je suis mobile: les pos­ses­sions et les car­tons de notes sont au garde-meu­ble, je n’ai pas de prob­lème d’ar­gent. Que s’en­suit-il? Une lib­erté extra­or­di­naire et cat­a­strophique. Au sens où, après une cat­a­stro­phe, rient ne tient; si je veux obtenir de la vie en partage, il me faut recon­stru­ire. Or cette sit­u­a­tion, c’est à cela que je voulais venir, est celle que je me représen­tais comme la plus envi­able d’en­tre toutes. Un statut de vagabond. A fini par advenir que je croy­ais pos­si­ble, ce que je me représen­tais comme l’aboutisse­ment de mes efforts. Un motif de sat­is­fac­tion si les choses s’é­taient déroulées de façon aus­si logiques, j’en­tends, de l’idée à sa con­créti­sa­tion, comme le veut ce qu’on nomme dans forme car­i­cat­u­rale, un pro­jet. Bien sûr, il faut vouloir un peu. A ne pas ou à ne rien vouloir, rien ne se pro­duit. Mais, à la fin du compte, après quar­ante ans de notes qui posent des ques­tions sans réponse, ce qui appa­raît, c’est que l’ac­tion est mar­qué fatale­ment par le car­ac­tère. Le car­ac­tère peut trav­e­s­tir autant qu’il le souhaite — dans mon cas au moyen d’idées — les voies qui lui appar­ti­en­nent, c’est celles-là qui seront emprun­tées Elles amè­nent à cette évi­dence: ce que l’on souhaite depuis l’o­rig­ine ne relève pas d’un choix.