“Je suis nu, j’arrive!”, m’écrit un client. Message suivant: “pardon, cela ne vous était pas destiné”.
Mois : octobre 2017
Responsabilité
Qu’il en aille de la responsabilité de l’écrivain (partons de l’idée qu’une telle chose existe) de ne pas exciter les passions en cautionnant par le récit de ses emportements des idéologies est indéniable. Pour autant, faut-il passer sous silence les constats à la seule fin de donner force à des valeurs devenues dans la condition actuelle de nos sociétés utopiques, j’entends, pour exemple, la fraternité, l’universel ou la tolérance et autres badernes impropres à guider qui que ce soit? Entre ces deux attitudes, il y a dilemme. A trop craindre le passé (qui, contrairement aux affirmations entachées de caricature ne revient jamais sous une forme historique identique précisément parce qu’elle a été identifiée), on supporte un avilissement culturel des individus qui comme toute réduction mathématique aboutit à l’ordre, ce qui, à l’échelle de l’Occident porte un nom: le totalitarisme.
Âme russe
Lui, le coiffeur, le futur écrivain de l’âme russe, de la femme idéale (tout aussi russe) et du romantisme qu’il chante si bien, j’en ai eu l’intuition dès que je pénétrais dans le salon pour le saluer et prendre rendez-vous, ne partirait jamais pour Saint-Pétersbourg. Cet été, au mois de juillet, lors de notre première rencontre, il affirmait la larme à l’œil qu’il n’y en aurait pas de deuxième car déjà il faisait ses valises, soldait ses factures, expliquait à sa fille qui venait de fêter treize ans, qu’il était temps qu’il aille encenser sur les terres d’esprit ces femmes russes dont les Russes ignorait tout et que lui, l’Espagnol de Jaca, allait en poète de la tradition révéler:
-Tu seras de retour en octobre? Mm… Peut-être, oui. Juste-juste! Le temps de remettre le commerce.
Et aujourd’hui lundi, je suis à l’heure pour le rendez-vous, il coiffe un paysan à la tête émaciée des nobles à fraises peints par El Greco, me prend les mains, les agite et poursuit son oeuvre, couper, égaliser, raser, peaufiner, coiffer, dans le cas du paysan baroque, d’un côté et de l’autre, pour atteindre à la symétrie.
-Qu’as-tu fait été? Me demande-t-il.
Son client ouvre la bouche pour répondre. Amoureusement, il met la main sur l’épaule du vieux noble pour signifier qu’il s’adressait à moi. Cet été? Comment dire? J’énumère un peu et renvoie la question.
-Et toi?
-Alicante, la plage, avec ma fille, fin juin.
Si je compte bien… avant que je le connaisse.
-En été, précise-t-il, les cheveux poussent, j’ai ma clientèle.
Avec ça, on pourrait penser que le spectacle s’arrête. C’est le contraire. Le coiffeur ménage ses effets. D’un geste de torero, il met l’Emacié debout, “serviteur, mon ami!”, s’incline, gesticule, consulte ses messages sur le téléphone, encaisse et remercie, fait passer le client à travers le rideau de perles — c’est mon tour.
-Alors?
Que veut-il dire? D’où mon haussement de sourcils.
-Paris! Tout simplement Paris! Et moi qui suis si romantique! D’ailleurs, j’en ai toujours rêvé. La France à Noël, “oh oui!” (en français). Pom-pom-pom! Je suis amoureux. Attention! Elle est Chinoise, n’est-ce-pas?
Puis il se tait. Il brosse, travaille mes rouflaquettes à la pointe du ciseau. Comme dans le même temps il rêve, cela prend son temps. Puis il jette ses outils devant lui.
-Là, suffit, je vais te la montrer!
Et lui, chauve, le ventre rebondi, pas si jeune, me montre une splendide métisse aux yeux noisettes, la chevelure châtain, à demi-nue et qui n’a rien de Chinois, ce que je fais aussitôt remarqué.
-Attends, j’ai d’autres photos! Malgré tout, elle est Chinoise.
Ma réaction immédiate: mon ami coiffeur est mythomane, il a fabriqué un petit portefeuille d’images volées. Car, c’est un peu comme si je sortais dans Agrabuey, accompagné de mes préoccupations morales et de ma petite cuisine littéraire, avec Angelina Jolie. Cependant, mon coiffeur montre une nouvelle photographie et une autre encore.
-Là, elle est moins bien…
Tu parles! Elle est ravissante. Je vais le lui dire, mais nous sommes interrompus. Une mère vient d’entrer dans le salon, elle a amène ses deux fils de quatre et six ans. Il lâche le ciseau et la conversation, embrasse les petits, les chicane, les décoiffe. Et de retour à mon siège, il me pince la joue
-La Chinoise, la Chinoise, la Chinoise! Elle est Française.
Cette fois, il est interrompu par un militaire aux bras bleus, à la poitrine d’acier (nous sommes à cent mètres de la caserne de la Garde civile, tanks, hélicoptères et drapeaux).
-Pedro, mon vieux!
Le téléphone du nouveau-venu sonne.
-Laquelle est-ce? Persifle le coiffeur.
L’autre discute sur le trottoir avec son amante et revient.
- Tu as aimé ce que je t’ai fait à manger? demande le coiffeur.
A moi:
-Quand je cuisine trop, je donne. Et je cuisine toujours trop. Alors, tu es allé voir ce site Pedro? Tu as vu les lunettes Harley-Davidson? Quand est-ce qu’on prend les bécanes pour aller acheter ces lunettes? A Saragosse? Nom de dieu (pardon Madame, les petits, n’écoutez pas!). Pedro, Pedro! La, la, la! Je ferme un samedi. Bon, un jour de semaine si tu préfères et on part acheter ces lunettes à Barcelone, à Pau ou à Paris!
Et entonnant un air de variété, il change de côté et attaque l’autre rouflaquette.
Désengagement
Peut-être faut-il admettre pour se protéger du désespoir qu’au-delà d’un certain degré d’ignominie, plus rien de ce qu’offre la société ne mérite qu’on le défende. Reprendre sa critique, hausser les épaules, agir en toute simplicité, pas de meilleur choix. Attitude d’un moine en temps de guerre, sauver le bonheur dans les limites de son pouvoir.
Circulation
De Cluj en Roumanie à Malaga, sans tenir compte de l’arrêt en Suisse pour changer de voiture, j’ai roulé plus de trois mille kilomètres, me transportant à travers la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne, transportant ensuite vers l’Espagne une demi-tonne de manuscrits, de bière, d’outils (haches et ciseaux) et de tableaux ainsi qu’une chaise de prière, des ordinateurs et une table du XVIIème; pas une fois, on ne m’a contrôlé, demandé mon nom ou mon parage.