Âme russe

Lui, le coif­feur, le futur écrivain de l’âme russe, de la femme idéale (tout aus­si russe) et du roman­tisme qu’il chante si bien, j’en ai eu l’in­tu­ition dès que je péné­trais dans le salon pour le saluer et pren­dre ren­dez-vous, ne par­ti­rait jamais pour Saint-Péters­bourg. Cet été, au mois de juil­let, lors de notre pre­mière ren­con­tre, il affir­mait la larme à l’œil qu’il n’y en aurait pas de deux­ième car déjà il  fai­sait ses valis­es, sol­dait ses fac­tures, expli­quait à sa fille qui venait de fêter treize ans, qu’il était temps qu’il aille encenser sur les ter­res d’e­sprit ces femmes russ­es dont les Russ­es igno­rait tout et que lui, l’Es­pag­nol de Jaca, allait en poète de la tra­di­tion révéler:
-Tu seras de retour en octo­bre? Mm… Peut-être, oui. Juste-juste! Le temps de remet­tre le com­merce.
Et aujour­d’hui lun­di, je suis à l’heure pour le ren­dez-vous, il coiffe un paysan à la tête émaciée des nobles à frais­es peints par El Gre­co, me prend les mains, les agite et pour­suit son oeu­vre, couper, égalis­er, ras­er, peaufin­er, coif­fer, dans le cas du paysan baroque, d’un côté et de l’autre, pour attein­dre à la symétrie.
-Qu’as-tu fait été? Me demande-t-il.
Son client ouvre la bouche pour répon­dre. Amoureuse­ment, il met la main sur l’é­paule du vieux noble pour sig­ni­fi­er qu’il s’adres­sait à moi. Cet été? Com­ment dire? J’énumère un peu et ren­voie la ques­tion.
-Et toi?
-Ali­cante, la plage, avec ma fille, fin juin.
Si je compte bien… avant que je le con­naisse.
-En été, pré­cise-t-il, les cheveux poussent, j’ai ma clien­tèle.
Avec ça, on pour­rait penser que le spec­ta­cle s’ar­rête. C’est le con­traire. Le coif­feur ménage ses effets. D’un geste de torero, il met l’Emacié debout, “servi­teur, mon ami!”, s’in­cline, ges­tic­ule, con­sulte ses mes­sages sur le télé­phone, encaisse et remer­cie, fait pass­er le client à tra­vers le rideau de per­les — c’est mon tour.
-Alors?
Que veut-il dire? D’où mon hausse­ment de sour­cils.
-Paris! Tout sim­ple­ment Paris! Et moi qui suis si roman­tique! D’ailleurs, j’en ai tou­jours rêvé. La France à Noël, “oh oui!” (en français). Pom-pom-pom! Je suis amoureux. Atten­tion! Elle est Chi­noise, n’est-ce-pas?
Puis il se tait. Il brosse, tra­vaille mes rou­fla­que­ttes à la pointe du ciseau. Comme dans le même temps il rêve, cela prend son temps. Puis il jette ses out­ils devant lui.
-Là, suf­fit, je vais te la mon­tr­er!
Et lui, chauve, le ven­tre rebon­di, pas si jeune, me mon­tre une splen­dide métisse aux yeux noisettes, la chevelure châ­tain, à demi-nue et qui n’a rien de Chi­nois, ce que je fais aus­sitôt remar­qué.
-Attends, j’ai d’autres pho­tos! Mal­gré tout, elle est Chi­noise.
Ma réac­tion immé­di­ate: mon ami coif­feur est mythomane, il a fab­riqué un petit porte­feuille d’im­ages volées. Car, c’est un peu comme si  je sor­tais dans Agrabuey, accom­pa­g­né de mes préoc­cu­pa­tions morales et de ma petite cui­sine lit­téraire, avec Angeli­na Jolie. Cepen­dant, mon coif­feur mon­tre une nou­velle pho­togra­phie et une autre encore.
-Là, elle est moins bien…
Tu par­les! Elle est ravis­sante. Je vais le lui dire, mais nous sommes inter­rom­pus. Une mère vient d’en­tr­er dans le salon, elle a amène ses deux fils de qua­tre et six ans. Il lâche le ciseau et la con­ver­sa­tion, embrasse les petits, les chi­cane, les décoiffe. Et de retour à mon siège, il me pince la joue
-La Chi­noise, la Chi­noise, la Chi­noise! Elle est Française.
Cette fois, il est inter­rompu par un mil­i­taire aux bras bleus, à la poitrine d’aci­er (nous sommes à cent mètres de la caserne de la Garde civile, tanks, héli­cop­tères et dra­peaux).
-Pedro, mon vieux!
Le télé­phone du nou­veau-venu sonne.
-Laque­lle est-ce? Per­si­fle le coif­feur.
L’autre dis­cute sur le trot­toir avec son amante et revient.
- Tu as aimé ce que je t’ai fait à manger? demande le coif­feur.
A moi:
-Quand je cui­sine trop, je donne. Et je cui­sine tou­jours trop. Alors, tu es allé voir ce site Pedro? Tu as vu les lunettes Harley-David­son? Quand est-ce qu’on prend les bécanes pour aller acheter ces lunettes? A Saragosse? Nom de dieu (par­don Madame, les petits, n’é­coutez pas!). Pedro, Pedro! La, la, la! Je ferme un same­di. Bon, un jour de semaine si tu préfères et on part acheter ces lunettes à Barcelone, à Pau ou à Paris!
Et enton­nant un air de var­iété, il change de côté et attaque l’autre rouflaquette.