Mois : avril 2017

Conditions

Où je suis, je suis bien. Sans aller à la car­i­ca­ture, dis­ons: presque tou­jours. Pour l’essen­tiel, je suis désor­mais con­tent où que je sois à con­di­tion que l’on me laisse faire le peu de  choses qui rem­plit ma vie quo­ti­di­enne. “Peu” c’est peu dire, plutôt : innom­brables pro­jets, par­tic­i­pa­tion sociale lim­itée. Pro­jets qui requièrent des con­di­tions favor­ables. Et ici survient le prob­lème, je me lie. Amis, femme, voisin, inter­locu­teurs, indi­vidus de bar­rage, con­trôleurs, déter­mi­nent ce qu’ils veu­lent en fonc­tion de ce que le lieu et de ce que les gens dans ce lieu font ou veu­lent. Alors, sauf à me repli­er sur moi-même pour m’in­scrire dans les lim­ites du corps, je dois com­pos­er et regarder, non pas aux autres — ce que je ne manque jamais de faire — mais aux con­di­tions qui leur sont faites et que ceux-ci, au nom de l’é­gal­ité de groupe, exi­gent qu’il vous soit fait, con­di­tions qui sont trop sou­vent, dans une société ani­mée par des machines, sont de l’or­dre de la mise au pas.

Clown

Il y a quelque chose de méprisant et, pour forcer le trait, de morale­ment indéfend­able dans cette idée que l’écrivain pour ven­dre son texte doit faire des clowner­ies (à com­mencer par le plateau de télévi­sion). Que le texte ne suff­ise pas, je le com­prends, cela veut dire qu’il n’est pas suff­isant. Affaire de qual­ité. Mais les clowner­ies, ce sont des spé­cial­ités de clown: une autre affaire.

Incompatibilité

Dans les rues, à l’œil, on juge que la majorité des gens ont un com­porte­ment nor­mal. Mais alors com­ment se fait-il qu’il y ait au moins un fou par immeuble?

Film

“Nous allons vivre la suite de notre vie dans ce film”. J’ac­qui­esce à cette propo­si­tion qui émane de ma femme et com­prends que cela passe par la salle de ciné­ma: nous nous glis­serons entre les rangés de siège, et dis­crète­ment, tan­dis que le pub­lic sera dis­trait, nous infuserons dans la fic­tion. Pour réus­sir cette tran­si­tion, nous adop­tons une posi­tion tête-bêche qui évoque une con­fig­u­ra­tion utérine. Et cela marche. Nous voici dans le film. Mais alors, me femme me dit:
- Ah, non, si tu me deman­des en mariage ici, dans un film, c’est non!

Essai

A peine com­mencée la réécri­t­ure de l’es­sai je vois mon cal­en­dri­er s’al­longer: des jours s’a­joutent aux semaines, des semaines aux mois. Et la fin de ce tra­vail m’échappe, je ne le vois plus. Rob­o­ratif, je sai­sis la copie, mon sty­lo et attaque le pre­mier para­graphe. Deux jours plus tard, je suis venu à bout de deux pages et encore, je me pose des ques­tions quant aux modifications.

Elargissement du contrôle

J’achète un mate­las; pay­er ne suf­fit pas, on me demande mon numéro de passeport.

Quignard

Effet sidérant des phras­es que com­pose Pas­cal Quig­nard, mais aus­si de celles qu’il prononce dans cet entre­tien que je lis ces jours, comme s’il avait réécrit son oral — à moins qu’il ne soit uni­for­mé­ment ce qu’il est, à l’écrit autant qu’à l’o­ral. Mais surtout, et cela en est par­fois agaçant, incer­ti­tude la plus grande quant à ce qui est dit. Les mots, impec­ca­bles de tenue, de sonorité et d’or­dre for­ment des phras­es qui ont ces mêmes qual­ités mais peut-être ces phras­es ne dis­ent-elles rien en dehors de la réson­nance qu’elles ont dans les lim­ites de l’id­i­olecte que s’est forgé cet écrivain de génie.

Tard

Après d’éprou­vantes scènes amoureuses, nous déci­dons d’aller manger au restau­rant. Le quai est désert, le vent du large brasse la chevelures des palmiers, il est passé vingt-trois heures.
-Pou­vons-nous manger?
Le garçon attrape les cartes, tire deux chais­es:
-Mais bien sûr! Vous pren­drez un apéri­tif pour commencer?

Jesus

Avec l’in­for­mati­cien, nous par­lons de pêche. C’est un homme grand qui a le pro­fil d’un Sar­razin. J’ai le nez grand, le sien con­cur­rence celui du sphinx. L’ap­pen­dice part du bas front et pro­jette son ombre jusqu’au men­ton. Avec un col­lègue, il est venu tir­er la semaine dernière des câbles de fibre optique à tra­vers l’ap­parte­ment pour m’obtenir une vitesse de pointe dans le bureau. Ils en ont prof­ité pour branch­er l’écran de télévi­sion sur une colonne récupérée au bureau de Genève. Une fois par­tis, j’en­tre mon mot de passe,  la machine — qui vient pour­tant de s’ou­vrir en présence des deux hommes —  refuse de s’ou­vrir. Aujour­d’hui, il est de retour pour ten­ter de remédi­er à ce prob­lème, mais d’abord, nous sor­tons sur la ter­rasse et il me désigne les zones de pêche de la côte puis me mon­tre son bateau posé sur le sable. Pen­dant qu’il écrit des lignes de code pour que mon ordi­na­teur veuille bien accepter le mot de passe qui fut tou­jours le sien, je le dévis­age: com­ment un type pareil, descen­dants d’Arabes peut-il se prénom­mer Jésus? Me revient alors en mémoire l’anec­dote de Saragosse. Début févri­er, lorsque je payais l’achat de la mai­son chez le notaire, l’un des vendeurs, apprenant le nom du représen­tant de l’a­gence, s’ex­clame:
- San­tacreu? Vous êtes juif!
-Pas que je sache, répond le con­cerné.
-Mais si, com­prenez! Sous les rois catholiques, ceux qui étaient con­ver­tis de force rece­vaient les noms de bap­tême les plus explicites. Une façon de pro­pa­gande. Un moyen aus­si de musel­er la cri­tique et de garder les financiers israélites dans le giron de la monar­chie.
Cepen­dant, Jésus tra­vaille. Les une après les autres, les lignes de code sont refusées par l’or­di­na­teur. Il ne gobe pas, ne veut pas recon­naître mon mot de passe. Alors l’in­for­mati­cien la colonne sous le bras:
- Je vais aller voir ça. De toute manière, aujour­d’hui il y a trop de vent pour aller pêch­er.
 

Conscience partagée

Un point vue per­son­nel implique une per­son­nal­ité con­stru­ite. Cette con­struc­tion, si tant est qu’elle atteigne le seuil cri­tique à par­tir duquel elle prend sens à tra­vers l’ac­tion cri­tique, demande du  temps. En apparence, rien n’a changé.
La société est com­posée d’in­di­vidus; cer­tains sont des per­son­nes con­stru­ites et offrent au reste des mem­bres de cette société leur point de vue per­son­nel lequel per­met le débat qui est le lieu de la prise de con­science générale.
En réal­ité, le temps n’est plus de la par­tie.
La con­struc­tion de la per­son­ne ne repose plus sur le temps mais sur la mise à dis­po­si­tion par la tech­nique d’une con­science partagée, pro­duite par des moyens arti­fi­ciels, en quelque sorte un panier de points de vue prêts à l’emploi.